Jalons pour une histoire de la survie des réfugiés juifs polonais à la Shoah en URSS

dimanche 1er octobre 2023


Jalons pour une histoire de la survie des réfugiés juifs polonais à la Shoah en URSS
Ce qui suit ne constitue qu’une modeste recension de témoignages et de travaux relatifs à l’histoire d’un pan du passé soviétique, longtemps méconnu, mais aujourd’hui de mieux en mieux documenté grâce à la recherche historique  : la survie des réfugiés juifs polonais (mais aussi des pays baltes) à la suite de leur déportation au goulag. Cet exercice de recension a puisé à de nombreuses ressources ; cependant, il en est une dont l’importance doit être soulignée, c’est le projet « Archives sonores – Mémoires européennes du Goulag » qui a fait l’objet d’une présentation dans la revue en ligne The conversation. 

« Mes grand-mères et mes grands-pères, eux, étaient restés à Riga. Ils ont tous été assassinés dans le ghetto. Vous savez, je tiens à souligner le fait que nous sommes restés en vie grâce aux communistes. Car si les communistes ne nous avaient pas déportés, nous serions morts dans le ghetto. Mon père ne serait jamais parti, sa mère était très malade, ils étaient très proches, il ne l’aurait jamais quittée. C’est pourquoi les communistes nous ont sauvé la vie ! » Rafails Rozentāls1, un juif d’origine lettonne, exprime dans ce constat tout le paradoxe de la situation qui fut aussi celle des Juifs polonais ; celle d’avoir survécu à l’Holocauste grâce à la déportation en URSS. Ce paradoxe est aujourd’hui largement documenté par la recherche historique  : l’URSS a été un refuge relativement sûr comparé à la Pologne tombée sous la domination nazie. Les estimations données par les historiens confortent ce constat  : 200 000 à 230 000 ont survécu en URSS, alors même qu’ils ne sont que 50 000 à avoir échappé à la mort dans le reste de la Pologne. Pour autant, l’URSS a-t-elle mené une politique de sauvetage des Juifs ? 
L’histoire de l’exil des Juifs polonais en URSS n’avait, jusqu’à présent, suscité qu’un intérêt limité auprès des historiens. Depuis la chute de l’URSS, la situation a toutefois nettement changé. La recherche historique a bénéficié de l’ouverture des archives et a aussi profité de l’action de l’association Memorial2. Le projet Archives sonores – Mémoires européennes du Goulag3 met à la disposition du public les témoignages recueillis par des chercheurs sur le site https://www.gulagmemories.eu/fr. Il est maintenant possible de répondre aux questions soulevées par ce pan d’histoire. Quand et comment s’est constitué le phénomène migratoire qui a conduit ces Juifs à se réfugier en URSS ? Combien ont pu bénéficier de cette voie d’exil et comment ont-ils survécu ? Que sont-ils devenus quand la guerre s’est achevée ? 
Le refuge soviétique  : un choix contraint
Avec l’invasion de la Pologne au début du mois de septembre 1939, la question des réfugiés juifs, jusque-là posée aux démocraties libérales, prend à la fois une dimension nouvelle et un cours nouveau  : l’URSS est à son tour confrontée au problème de l’accueil des réfugiés polonais parmi lesquels se trouve un contingent important de Juifs polonais. Mais si pour beaucoup d’entre eux, la fuite à l’est a été imposée par la guerre, la nécessité de rester en URSS leur fut imposée. 
Le 1er septembre 1939, les troupes allemandes envahissent le pays par le nord, l’ouest et le sud et enfoncent très vite les lignes de défense polonaises. La rapide dégradation de la situation militaire ouvre une ère de chaos qui se traduit par l’exode à l’est des populations civiles. Parmi elles, des familles juives, très conscientes de la menace que pouvait représenter l’invasion de la Pologne par les Allemands. Beaucoup ne cherchent qu’à fuir les théâtres de combats en gagnant la partie orientale de la Pologne ; elles le font par tous les moyens et dans un grand désordre. L’invasion de la Pologne orientale par les Soviétiques à partir du 17 septembre change complètement la donne, car les territoires orientaux de la Pologne font bientôt partie intégrante de l’URSS. La ligne de partage, communément appelée « Molotov-Ribbentrop », devient une ligne de démarcation et bientôt une frontière qui sanctionne la disparition de la Pologne. Il est désormais difficile, voire impossible de passer cette frontière. La campagne de Pologne a donc contraint des populations civiles désemparées à fuir toujours plus à l’est, mais c’est l’entrée de l’armée Rouge en Pologne orientale et la partition du pays qui leur impose l’URSS comme un refuge. Celles-ci sont d’ailleurs accueillies comme des « réfugiés » et identifiées comme telles. Étaient-elles conscientes des difficultés qu’elles allaient rencontrer en prenant le chemin de l’exil à l’est ? Le témoignage de Chaïm Kaplan4 est sans ambiguïté  : 
« Il n’existe aucun signe qui permette de croire à l’existence du judaïsme en Russie. Ce qui n’a pas empêché de nous réjouir au-delà de toute limite au moment où on annonçait que les bolchéviks approchaient de Varsovie. Nous rêvions ; nous nous pensions chanceux. Des milliers de jeunes gens sont partis à pied vers la Russie bolchévique, ou plutôt vers les régions conquises par les Russes. Il regardait les bolchéviks comme des messies rédempteurs. Même ceux qui étaient riches, et qui allaient devenir pauvres sous le régime bolchévique, préféraient les Russes aux Allemands. Ils savaient qu’ils seraient volés d’un côté et volés de l’autre, mais les Russes volent les gens en tant que citoyens, tandis que les nazis les volent en tant que Juifs. L’ancien gouvernement de la Pologne ne nous a jamais rien pris, et il ne nous a jamais voués ouvertement aux mauvais traitements. En revanche, le nazi est un sadique. Sa haine du Juif est pathologique. Il fouette pour le plaisir de fouetter. Les souffrances de ses victimes sont un baume pour son âme, particulièrement si les victimes sont des Juifs. »
Si l’on suit Saul Friedländer5, Chaïm Kaplan est loin d’être même un sympathisant communiste. Pour autant, il atteste du soulagement qui est celui de la majorité des Juifs de Varsovie — et sans doute aussi de beaucoup de Juifs dans le reste de la Pologne — quand les soldats de l’armée Rouge sont entrés dans la partie orientale de la Pologne ; le nazisme est perçu comme une menace bien plus grave que celle représentée par le régime bolchévique, alors même que pour Chaïm Kaplan, les Juifs de Varsovie ne nourrissent guère d’illusions à son égard. 
Il y a tout lieu de penser que la voie d’exil toujours plus à l’est fut la plus importante pour les Juifs qui ne sont pas alors distingués des autres réfugiés polonais. Combien ont cherché refuge dans la partie orientale de la Pologne sous occupation soviétique ? 
Dans un article désormais ancien, Laurent Rucker6 évaluait leur nombre à 150 000. Des estimations plus récentes fournissent des chiffres plus élevés et finalement assez convergents. Saul Friedländer, dans le livre majeur qu’il a consacré à l’extermination des Juifs, fournit tout d’abord une estimation chiffrée ainsi que des indications sur le rythme et l’ampleur de la fuite à l’est  :
« Tandis que l’emprise allemande sur la population juive du Warthegau et du Gouvernement général se resserrait, dans la zone polonaise sous occupation soviétique, le 1,3 million de Juifs du cru et les quelque 300 000 à 350 000 réfugiés juifs de la partie occidentale du pays se familiarisaient avec la main lourde du stalinisme.
[…] Un communiqué militaire embrouillé appelant les hommes à se rassembler dans l’est du pays, radiodiffusé le 7 septembre [1939], avait déclenché un exode vers l’est, que la rapide progression des Allemands accéléra. […] Des Juifs quoiqu’en nombres beaucoup plus restreints continuèrent de fuir vers la zone soviétique jusqu’au début décembre, tandis qu’un mince filet de réfugiés réussit à franchir la nouvelle frontière jusqu’en juin 1941. »7
Édouard Husson donne des chiffres relativement proches dans l’article qu’il consacre à la Pologne dans le Dictionnaire de la Shoah8  : 
« Trois cent mille Juifs environ franchirent la ligne de démarcation de la zone d’occupation soviétique en Pologne entre le 17 septembre et le 22 juin 1941, la moitié vers la Galicie orientale, les autres s’installant en Ukraine ou en Biélorussie. »
Enfin, dans un article qui fait le point sur la fuite des Juifs de Lubartów en URSS9, Thomas Chopard fournit des estimations plus récentes sur le nombre de rescapés. Celles-ci restent assez proches de celles que l’on trouve dans des travaux plus anciens  :
« Entre février et juillet 1946, 136 000 d’entre eux ont été rapatriés d’URSS, tandis qu’on estime qu’entre 200 000 et 230 000 Juifs ont survécu en territoire soviétique, contre moins de 50 000 en territoire polonais. Au total, sur les 3,3 millions de Juifs polonais d’avant-guerre, moins de 300 000 ont survécu. »
Comment expliquer qu’il soit si difficile d’obtenir des chiffres à la fois plus précis et plus sûrs ? On peut avancer une explication politique. En effet, contrairement au nazisme dont toute la propagande est fondée sur un antisémitisme racialiste, le fondement idéologique du pouvoir soviétique n’est pas racial, mais politique. Il s’agit moins d’une discrimination globale des Juifs, que d’une volonté de tenir sous contrôle des groupes qui, comme les sionistes ou les bundistes, sont suspectés de remettre en cause le consensus national et sont persécutés pour cela ; les compter n’a donc pas été toujours une priorité. Cependant, au-delà de cette explication, Thomas Chopard avance une interprétation davantage liée à l’état de l’historiographie sur la question. Il corrobore le constat d’une des mises au point les plus récentes10, selon laquelle cette histoire « n’a pas trouvé sa place dans les traditions historiographiques établies. Ni les historiens de l’Union soviétique ni ceux de la Shoah, sans parler des historiens de la Pologne, ne se sont considérés “en charge” de cette histoire ». Il faut ajouter à cela les difficultés d’une mémoire qui fut lente à émerger ; il ne fut sans doute pas si facile aux rescapés de faire entendre la voix de ceux qui avaient survécu par la déportation. 
« Survivre par la déportation »11
L’exil allait changer de nature avec la soviétisation des territoires polonais nouvellement conquis. Celle-ci prit d’abord la forme d’une proposition d’octroi du passeport soviétique aux réfugiés. 
De la « passeportisation »…
« [...] Vint le temps où tout le monde devait s’enregistrer. Il fallait décider entre rester en Russie et prendre la citoyenneté russe (i.e. soviétique, ndlr) ou rentrer en Pologne. Nous, bien sûr, nous voulions rentrer en Pologne. Ma mère est allée à Lvov, chez sa cousine Adéla qui s’y était réfugiée. Son mari était communiste et ils étaient très heureux. Il avait obtenu un bon emploi et voulait rester, car la Russie, pour lui, c’était le paradis !
Donc, quand ma mère est rentrée, elle avait changé d’avis, alors elle est allée à la police pour demander la citoyenneté russe. Mais heureusement c’était trop tard, car à 4 heures du matin le NKVD, la police politique, est venu toquer à la porte et moi et ma mère avons été arrêtés. »
Dans l’extrait ci-dessus, Henry Welch12 témoigne de l’importance du procédé de « passeportisation » que le pouvoir soviétique appliqua dès le début de l’année 1940 aux réfugiés polonais qui avaient fui l’avance allemande.
Aujourd’hui, la conscience que nous avons de l’intérêt d’un passeport est d’être un document d’identification des individus qui a pour fonction de faciliter leur circulation à l’étranger. Telle n’est pas la fonction du passeport intérieur en URSS. Né de la volonté politique de réguler l’installation des citoyens dans les grandes villes, le passeport généralisé en 1932 est devenu au fur et à mesure des années 30 un instrument de contrôle social de leur circulation à l’intérieur du pays. Il permet tout à la fois de limiter les déplacements des individus et de leur assigner une résidence en raison de leur appartenance à un groupe social ou à un groupe politique. Dans les territoires acquis par l’URSS, en application des protocoles secrets du pacte germano-soviétique, le pouvoir communiste proposa aux réfugiés polonais d’acquérir la citoyenneté soviétique grâce à l’octroi d’un passeport intérieur. Comme en témoigne Henry Welch, le renoncement à la citoyenneté polonaise ne fut guère facile, car il rendait impossible le retour en Pologne ; mais le refuser pouvait entraîner de funestes conséquences. 
Les réfugiés polonais qui ont refusé le passeport intérieur vont dès lors être facilement identifiables ; ils sont rapidement suspectés d’appartenir à ces « éléments indésirables » qui peuvent constituer une menace dans un espace frontalier perçu comme stratégique. À l’exemple d’Henry Welch et de sa famille, la « passeportisation » a été le préalable à la déportation. 
… à la déportation
En effet, parmi les processus qui vont éloigner les Juifs polonais toujours plus à l’est — et, paradoxalement, les mettre à l’abri de l’extermination —, il y a la déportation. 
Pour le pouvoir soviétique, il y a parmi les réfugiés polonais des « éléments indésirables » parce qu’ils peuvent représenter un danger pour l’ordre socialiste et qui, pour cela, doivent être soumis à des mesures de relégation dans des zones aux conditions particulièrement rigoureuses. Le pouvoir soviétique entreprit d’abord de se débarrasser des élites économiques polonaises — comme pour les autres minorités ukrainienne et biélorusse —, par la suite, il mit en place avec la résolution du Politburo du 2 avril 1940, quatre vagues de déportation qui font de ces « réfugiés » polonais des « déplacés spéciaux » ; expression réservée aux individus déportés et assignés à résidence forcée en Sibérie ou au Kazakhstan. Si la première vague a peu concerné les Juifs, en revanche la deuxième et surtout la troisième vague, celle de juin 1940, ont tout particulièrement visé les Juifs. Thomas Chopard reprend le chiffre de 80 % de Juifs (77 000 personnes), également avancé par d’autres études13. 
À l’exemple d’Henry Welch, dont on a évoqué plus haut les craintes suscitées par les conséquences de la passeportisation, il y eut beaucoup de Juifs pour refuser la citoyenneté soviétique au point, pour certains de préférer même un retour en Pologne14. Cependant, la plupart des témoignages — dont celui de Chaïm Kaplan, cité plus haut — laissent supposer que pour la plupart des Juifs, l’entrée des Soviétiques dans la partie orientale de la Pologne fut bien accueillie et l’exil en URSS souhaité. C’est le cas de Stanislaw Różycki, varsovien réfugié à Lvov et dont Marie Moutier-Bitan livre un extrait de son journal  :
« On se terre comme des lâches, nous nous consolons de l’existence du Pacte et des démentis de l’agence de presse TASS. Mais les plus raisonnables commencent déjà à penser à s’approvisionner, il y en a même qui rêvent d’être déportés en Sibérie ou au Kazakhstan. Les gens s’achètent des poutevski pour la Crimée et le Caucase — le principal est d’être le plus à l’est possible. Il y a aussi ceux qui posent des demandes à leur bureau pour obtenir un poste — même modeste — à Kharkov, dans le Donbass ou encore plus loin. Certains regrettent de s’être cachés l’année précédente du NKVD qui voulait les déporter. Beaucoup jalousent leurs parents et amis qui ont été déportés en Asie. […] Certes, le NKVD sévit et terrorise ici [en Pologne orientale occupée par les Soviétiques, ndt], il y a des obligations militaires — une chose dangereuse, déportation et déplacement au fin fond de la Russie pour l’entraînement – mais tout cela a lieu encore en temps de paix  : il y a partout du travail, à manger, les mêmes droits civiques — et là-bas [en Pologne occupée par les Allemands, ndt] règnent la guerre, la faim et les maladies, il y a des fusillades, des ghettos, des brassards, des camps et la privation des droits. Ici, il n’y a aucune différence entre Juifs et non-Juifs, entre deux races, il n’y a pas de préjugés de nationalité, de confession, de race, nous avons de l’électricité, du charbon, du gaz, des voies ferrées, des routes, des voitures, des fiacres. Peut-être qu’en effet ce serait mieux d’être en Crimée, dans le Caucase, même au Kazakhstan, etc. »15
Au-delà du désarroi très perceptible qu’exprime Stanislaw Różycki, ce qui frappe c’est la conscience très précise que pouvaient avoir les réfugiés juifs de la situation qu’ils pourraient trouver en URSS. Certes, celle-ci est en partie fantasmée, mais les difficultés de la vie et les risques d’une déportation en Sibérie ou au Kazakhstan étaient connus des réfugiés qui les préféraient à ceux encourus dans la Pologne occupée par les Allemands. Comment ces réfugiés, une fois confrontés aux réalités de la déportation, y ont-ils survécu ? 
Les voies de la survie à la déportation
Les chiffres de rescapés déjà cités dans l’introduction rendent compte du rôle majeur qu’a joué l’URSS dans le sauvetage d’un contingent important de réfugiés juifs venus de Pologne. Doit-on en conclure que la déportation n’était finalement pas si terrible ? En fait, la politique appliquée aux réfugiés devenus des « déplacés spéciaux » a connu des changements qui ont largement pesé sur le sort des Juifs polonais. 
Si la déportation a permis d’échapper à l’extermination, elle est loin toutefois d’avoir été sans dangers ni souffrances. 
Le sort des « déplacés spéciaux »
Depuis les années 1930, l’URSS est rompue à l’organisation de déportations de masse. Au nom de la politique de « liquidation des koulaks », les paysans soviétiques ont été les premiers à être massivement déportés vers les régions inhospitalières du Grand-Nord russe, de l’Oural, de la Sibérie et du Kazakhstan. Forte de cette expérience, l’URSS étend cette pratique de la migration forcée à des fins de répression aux populations européennes des territoires annexés en application des protocoles secrets du pacte germano-soviétique  : la Pologne orientale et les États baltes. 
La déportation frappe des familles entières. Celles-ci furent quelquefois séparées. En effet, lors des premières actions de répression qui visaient l’éradication des élites polonaises, ce sont surtout des hommes, condamnés à des peines de travaux forcés, qui étaient envoyés dans des camps de travail ; ces actions ont pu toucher des Juifs polonais. La deuxième et la troisième vague de déportations qui ciblent principalement les Juifs au printemps 1940 sont toutefois un peu différentes sur les plans juridique et organisationnel. Elles résultent de décrets collectifs de déportation16 promulgués par les autorités administratives et appliqués par la police. Ce sont des opérations de grande ampleur qui débouchent sur la relégation des familles dans des « colonies spéciales » dans le Grand-Nord soviétique ou en Asie centrale. En fait de colonie, il s’agit le plus souvent de villages aux baraques sommaires, mal protégées du froid, dont l’isolement garantit mieux que toute clôture le respect de l’assignation à résidence qui frappe ces familles. Le camp est sous l’autorité d’un commandant du NKVD qui n’y passe qu’une fois par mois pour vérifier la présence des déportés.
La déportation entraîne des conséquences dramatiques pour les familles. À la faveur d’un voyage de plusieurs jours dans des wagons à bestiaux, elles sont exilées dans des contrées avant tout inhospitalières. Au déracinement, s’ajoutent le froid, les privations et la nécessité d’affronter des travaux toujours pénibles dans des kolkhozes aux moyens techniques souvent frustes. C’est un monde rural d’une grande pauvreté que découvrent les déportés dont beaucoup sont d’origine citadine. Dans de telles conditions, la survie est un défi de tous les jours et les décès, généralement élevés parmi les enfants soumis aux contraintes d’un voyage épuisant, restent nombreux chez les adultes qui ont survécu à l’épreuve du voyage et aux difficultés de l’installation. Cependant, les déportés trouvent quelquefois auprès des populations locales des soutiens et des conseils pour les accompagner dans leur adaptation à leurs nouvelles conditions de vie. Contrairement aux exigences très éprouvantes qui pèsent sur les condamnés aux travaux forcés dans les camps, les déportés peuvent accroître leurs chances de survie en accomplissant une activité supplémentaire. Une fois passée la phase d’adaptation, quand les années passent et que les déportés ont accompli leurs peines, beaucoup n’ont d’autre solution que de rester sur place ; se pose alors pour certains la question de l’intégration définitive à un nouveau pays. La majorité des déportés polonais, et notamment les Juifs polonais, n’ont pas été confrontés à ce dilemme. 
Avec l’opération Barbarossa qui débute le 22 juin 1941 et entraîne l’invasion de l’URSS par l’Allemagne nazie, la situation des déportés polonais va assez brutalement changer en raison du retournement d’alliance de l’URSS. 
Les conséquences du retournement d’alliance 
En raison de la gravité de la situation militaire, Staline n’a d’autre choix que celui de composer avec ses nouveaux alliés américain et britannique. Or depuis 1939, le gouvernement polonais en exil s’est réfugié en Grande-Bretagne après le démembrement de la Pologne ; le gouvernement britannique est ainsi devenu le porte-parole des revendications de la résistance polonaise17. Dès le mois de juillet 1941, des négociations s’ouvrirent à Londres entre le général Sikorski, chef du gouvernement polonais en exil, et l’ambassadeur de l’URSS, Ivan Maisky. Les « accords Sikorski-Maisky » invalident la partition de la Pologne, mais réservent la question de la délimitation de ses frontières à de futurs pourparlers quand la guerre sera terminée. L’autre aspect majeur de cet accord, c’est la formation d’une armée polonaise. Placée sous le commandement du général Wladislaw Anders, elle appartient aux forces souveraines de la Pologne et doit être équipée et nourrie par les États-Unis. Le recrutement de ses soldats est assuré grâce à un décret signé le 12 août 1941 qui accorde « l’amnistie à tous les citoyens polonais qui sont à présent privés de liberté en territoire soviétique, soit comme prisonniers de guerre, soit pour d’autres raisons ». Malgré les nombreux obstacles que le pouvoir soviétique met en place pour torpiller la réalisation de ce projet, ce sont plus de 115 000 personnes (dont 75 000 hommes sous l’uniforme)18 qui rejoignent cette armée polonaise. Cependant, placée sous l’autorité du gouvernement polonais en exil, celle-ci suscite la méfiance de Staline qui la considère comme un corps étranger sur le territoire soviétique. Finalement, il accepte qu’elle quitte l’URSS pour rejoindre le Moyen-Orient en passant par l’Iran. 
Le destin des Juifs polonais est étroitement lié à celui de leurs compatriotes polonais réfugiés en URSS. En application du décret d’amnistie, eux aussi bénéficient des opérations d’aide et d’assistance mises en place par le gouvernement polonais en exil ou par les associations juives américaines ; ils sont également libérés dans les camps de travail forcé et les « colonies spéciales » et peuvent migrer vers des territoires plus cléments. C’est le cas d’Henry Welch, autorisé à quitter la région Arkhangelsk, dans le Grand-Nord russe. Commence alors un voyage qui les mène, lui et sa mère, d’abord au Kirghizstan, puis au Kazakhstan et enfin au Tadjikistan alors que se termine la guerre. De nombreux témoignages documentent désormais cette période de « tribulations »19 ouverte par le décret d’amnistie au profit des réfugiés polonais en URSS. Certains s’engagent dans l’armée Anders et sont évacués vers un port turkmène de la mer Caspienne, à Krasnovodsk, puis acheminés en Iran pour combattre aux côtés des Britanniques en Palestine. Près de 3 000 soldats juifs polonais vont alors déserter et rester en Palestine, dont le futur premier ministre israélien, Menachem Begin.
Au mois d’avril 1943, des soldats allemands découvrent un charnier près de Smolensk, dans la forêt de Katyn. Il apparaît très vite que les victimes sont les officiers polonais massacrés par le NKVD en mars 1940, au lendemain de la conquête de la Pologne orientale20. La propagande nazie orchestre aussitôt une campagne de dénigrement de l’URSS qui entraîne la rupture des relations entre le pouvoir soviétique et le gouvernement polonais en exil. En revanche, Churchill place sous secret le rapport établi par des experts de la Croix-Rouge par souci de ne pas compromettre la « grande alliance » ; il le restera jusqu’en 1989. À la suite de la rupture des relations avec le gouvernement polonais en exil, les Polonais (260 000, Catherine Gousseff) depuis peu amnistiés sont contraints de prendre la citoyenneté soviétique (nouvel épisode de « passeportisation »). Enfin, le pouvoir soviétique soutient la création d’une Union des patriotes polonais, fidèle aux idéaux de la patrie du socialisme et rivale du gouvernement Sikorski en exil ; Staline prépare déjà l’après-guerre. 
L’URSS encourage le rétablissement de la souveraineté de la Pologne à deux conditions, toutefois, que celle-ci reste sous contrôle communiste, d’une part, et, d’autre part, qu’elle acte l’annexion soviétique de la Pologne orientale réalisée en 1939. Ce dernier point nécessitait le transfert de la population polonaise de l’Ukraine occidentale vers la nouvelle Pologne dont la frontière était repoussée de près de deux cents kilomètres plus à l’ouest. Il faut attendre 1946 et un accord passé entre l’URSS et le gouvernement polonais dominé par les communistes pour que les déportés polonais en URSS aient à leur tour le droit de revenir chez eux en Pologne. Cependant, l’antisémitisme est loin d’avoir disparu en Pologne où le retour des Juifs provoque une bouffée de violences dont le point culminant est le pogrom de Kielce, en juillet 1946. La plupart des rescapés vont émigrer en Israël entre 1946 et 1948. 
Conclusion
Le sauvetage des Juifs n’a jamais constitué pour l’URSS un objectif de guerre, ni même une priorité ; comme pour ses alliés occidentaux, est-on tenté d’ajouter. Pour autant, un nombre important de Juifs ont survécu en URSS après y avoir trouvé refuge ; la comparaison avec les chiffres de rescapés en Pologne est très largement favorable au pouvoir soviétique alors même que celui-ci a appliqué à la plupart des réfugiés de 1939 une sévère politique de rééducation par le travail dans des camps ou dans des « colonies spéciales ». Paradoxalement, ces déportations massives ont permis aux Juifs polonais d’échapper à l’extermination. 
La mémoire des rescapés polonais en URSS est longtemps restée inaudible. Il n’était pas facile pour eux de témoigner de leur survie, même après été avoir été déportés dans les territoires hostiles du Grand-Nord ou de l’Asie centrale, car comme l’explique Katharina Friedla, chercheuse à la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, dans un article présentant en 2021 son dernier ouvrage21  : « Après la guerre, ces évacués polonais ont souvent bloqué les souvenirs de leurs expériences traumatisantes ». Pour beaucoup de survivants, les conditions de leur sauvetage ne pouvaient supporter la comparaison avec celles des rescapés de la Shoah dans les territoires occupés par les Allemands. Ils se sont donc longtemps tus, mais depuis quelques années la recherche s’est beaucoup intéressée à eux et leur histoire est désormais largement documentée grâce à l’exploitation de leurs témoignages.

Gérald Attali
Président de la commission «  mémoire  » du CRIF Marseille-Provence