Mères et survivantes par Serge Klarsfeld

samedi 7 avril 2007

Mères et survivantes

Par Serge Klarsfeld

J’ai choisi de vous entretenir aujourd’hui d’un sujet au libellé un peu elliptique « mères et survivantes » parce que d’une manière générale mes recherches ont porté sur la solution finale en générale en France d’une façon très précise mais également j’ai beaucoup travaillé et n’ai pas cessé de travailler sur la déportation elle même, en m’attachant à traiter presque individu par individu : c’est le Mémorial de la déportation des juifs de France et aussi le Mémorial des enfants juifs déportés de France. Donc en regardant les chiffres et en me reportant aux remarques que j’ai pu faire il m’a semblé possible d’apporter une contribution originale au thème de cette université : Les femmes dans la Shoah.
La Shoah c’est avant tout la déportation. Il faut donc parler avant tout de celles qui ont péri. J’ai établi le Mémorial de la déportation des juifs de France, il y a plus de vingt cinq ans, et pu noté (les chiffres n’ont pas changé) qu’il y avait environ 43 000 hommes et 32 000 femmes déportés de France en y incluant les 6700 enfants qui se trouvent répartis dans les deux catégories. Je peux parler aussi de l’année 1942, l’année terrible en France au cours de laquelle 43 000 juifs furent déportés en six mois ce qui est tout à fait considérable . En Onze semaines 33 000 juifs furent déportés.
Sur 75 000 déportés, il y a eu 1800 hommes (4,2%) et 900 femmes (2,5%) qui ont survécu. On constate déjà qu’il y a un premier déséquilibre : plus d’hommes que de femmes ont survécu. Mais la différence est encore plus évidente quand on compare les chiffres de 1942 donc de cette année terrible : en 1942, 24 000 hommes ont été déportés et 18 000 femmes.
Si on tient compte de ceux qui sont entrés directement dans le camp sans sélection et de ceux qui y sont entrés après sélection quand elle a existé, (la sélection n’existait pas au début de la déportation en 1942, en juin et même juillet), on constate qu’ en 1942 environ 14 500 hommes sont entrés dans le camp d’Auschwitz Birkenau ou bien dans les camps de travail forcé de Haute Silésie qui ne furent rattaché à Auschwitz qu’en avril 1944. Sur ces 14 500 hommes sont entrés dans le camp pour y travailler, les autres ayant été gazés, environ 900 ont survécu. Ce furent essentiellement les déportés des six premiers convois partis entre le 27 mars 1942 et le 19 juillet 1942, ils furent 300 survivants qui ont trouvé un poste plus ou moins stable à Auschwitz, ainsi que les déportés des 14 convois qui descendirent à Kosel à 80 km d’Auschwitz sans arriver à Auschwitz et qui furent répartis dans les camps de Haute Silésie où la plupart d’entre eux étaient encore en vie en avril 1944 quand ils furent immatriculés dans le système d’Auschwitz. Plus tard ils furent décimés, et en particulier pendant les terribles évacuations et marches de la mort. Dans ces 14 convois qui se sont arrêtés à Kosel où les hommes valides sont descendus, il y eut un peu plus de 400 survivants hommes. Par contre dans les 22 autres convois de 1942 qui sont arrivés directement à Auschwitz Birkenau entre le 21 juillet et le 13 novembre 1942, il y eut un peu moins de 200 survivants hommes. Donc il y eut : 300 survivants pour les six premiers convois, 400 survivants pour les 14 convois arrêtés à Kosel, et 200 survivants hommes pour les 22 autres convois arrivés directement à Auschwitz Birkenau.
Donc 900 survivants sur 24 000 déportés de sexe masculin. Ceux d’entre eux qui avaient entre 18 et 55 ans (adultes) étaient au nombre de 18 000 sur 24 000.
Quant aux femmes déportées, elles étaient 18 000 en 1942. Parmi elles, celles qui avaient l’age d’être mère d’enfants de moins de 18 ans, (les femmes de 20 à 55 ans) étaient environ 12 000. Les survivantes des 43 convois de ces 18 000 déportées ont été au nombre de 32.
Pourquoi ce nombre si réduit ?
On ne peut être que très frappé par l’importance de cette différence entre la survie des hommes et des femmes en 1942, même en tenant compte du fait qu’il n’y avait pratiquement pas de femmes dans les six premiers convois (300 survivants) et qu’aucune femmes ne fut arrêtée à Kosel pour les camps de travail forcé de Haute Silésie (400 survivants).

Les mères parties avec leurs enfants.

La majorité des femmes déportées en 1942 étaient des mères. En premier lieu il y eut toutes ces mères, nombreuses, qui partirent avec leurs enfants dans leurs bras surtout dans les 13 convois de septembre 1942 et les 4 de novembre de la même année, et qui toutes entrèrent dans les chambres à gaz avec leurs enfants. D’une part les SS ne voulaient pas séparer les mères des enfants, afin d’éviter le désordre, la rébellion. Et de toute façon leur mission était de massacrer. Les femmes et leurs enfants constituaient la première cible. D’autre part, même si les mères avaient su qu’elles pouvaient éviter provisoirement la chambre à gaz en laissant leurs enfants y aller sans elles, elles n’auraient jamais quitté leurs enfants.
Abandonner leurs enfants, elles étaient prêtes à ce sacrifice, mais cela avant la déportation, pour leur éviter d’être déportés avec elles.
J’ai essayé de rassembler des textes écrits par les déportés au moment où ils étaient déjà arrêtés c’est à dire dans une situation existentielle dans la shoah, et non pas des textes de souvenirs écrits plus tard qui peuvent recomposer la réalité subjective vécue. Ces textes ont été écrits dans la réalité subjective du moment qu’ils décrivent. Voici ce qu’écrit en août 1942, Marguerite Faigel, une Allemande arrêtée avec sa fillette de trois ans, Monique, pendant la grande rafle des juifs étrangers, dans la zone libre. Elle écrivait à une amie.
« Chère madame, pour mon malheur on m’a internée avec la petite Monique, ici à Nice dans une caserne. On examine mes papiers ce qui risque de durer assez longtemps. Il se peut que je reste internée. Dans ce cas, il sera impossible pour la petite Monique de demeurer dans cet environnement. Des enfants ne sont pas capables de supporter ce qui se passe ici. Je vous supplie de prendre Monique chez vous bien qu’il m’en coûte atrocement de me séparer de mon enfant bien aimée. » Mère et fille ont été ensuite transférées de Nice à Drancy. A Lyon, elle a jeté du train cette lettre qui montre son état d’esprit et sa volonté de se séparer de cette enfant qu’elle aime. C’est sans doute ce qu’ont ressenti les femmes déportées avec leurs enfants. « Je suis ici à Lyon, partie pour le grand voyage vers l’inconnu. Je veux remettre la petite Monique entre vos mains par l’intermédiaire de quelqu’un qui retourne à Nice. Si ce n’est pas possible, je vous en prie, madame, prenez ici, tout de suite, sur place, contact avec le rabbin ou l’aide social ou alors venez immédiatement chercher ma pauvre Monique. Je vous en supplie » Mère et fille seront assassinées à Auschwitz, ensemble, comme toutes les autres mères parties avec leurs enfants et qui après leur avoir donné la vie, ont du les voir périr, en même temps qu’elles.
Aucune des milliers de mères, parties avec leurs enfants en 1942 n’a survécu

Les mères et les enfants du Vel’d’hiv’

Il y a un cas particulier : celui des 4000 enfants de moins de seize ans de la rafle du vel’d’hiv’. Ce cas est à examiner avec soin parce qu’il est inhabituel dans la déportation à travers l’Europe. Rappelons les faits : 13 152 arrestations dans le grand Paris. Les couples sans enfants et les célibataires ont été internés à Drancy. Il s’agissait de 1989 hommes et de 3000 femmes. Quant aux parents et aux enfants, ils ont été regroupés au vélodrome d’hiver. 8160 au total dont 1129 hommes, 2916 femmes et 4115 enfants de moins de seize ans. Du
vélodrome d’hiver ils seront transférés, au bout de quelques jours, dans les deux camps du Loiret, Pithiviers et Beaune-La-Rolande, qui ont été vidés des hommes qui y étaient internés depuis le 14 mai 1941 et dont beaucoup étaient les maris et les pères des femmes et des enfants qui prenaient leur place dans les mêmes camps. Ce qui explique en grande partie le nombre plus réduits d’hommes arrêtés, au total dans la rafle du Vel’d’hiv, 3118 que de femmes et qui étaient presque le double 5919.On voit des photos qui datent de juillet 1941 : les femmes et les enfants pouvaient rendre des visites à leurs pères au moins pendant deux dimanches à Pithiviers et à Beaune-La-Rolande. On voit les pères qui embrassent leurs familles. Ces pères seront déportés et ce sont les femmes et les enfants qui prennent leur place dans les mêmes camps un an après. La gestapo à Paris, au moment du vel’d’hiv n’avait pas encore reçu le feu vert pour déporter les enfants et donc le 17 juillet alors que la rafle battait encore son plein, les allemands et les dirigeants de la police française se sont réunis pour savoir ce qu’on allait faire avec les enfants. Comme on avait arrêté 9000 adultes au lieu des 22000 prévus, le rapport allemands indique que tous les représentants de la police française, (Jean Legay y représentait Bousquet) ont insisté pour que les enfants soient déportés également. On a parlé de raisons d’humanité mais cette raison ne tient guère car les Allemands ont dit immédiatement : nous n’avons pas le feu vert, par contre nous avons les trains. Donc si le feu vert de Berlin n’arrive pas à temps, on déportera les parents d’abord et les enfants ensuite quand l’ordre arrivera de Berlin. Les représentants de la police française ont accepté cela parce qu’ils évitaient ainsi une rafle supplémentaire pour arrêter encore quelques milliers d’adultes. Et les enfants ont été stockés avec leurs parents à Pithiviers et à Beaune-La-Rolande. Le feu vert de Berlin n’est arrivé qu’après la déportation des parents c’est-à-dire qu’il a fallu séparer de force les mères des enfants.
La déportation des couples sans enfants et des célibataire a eu lieu à partir de Drancy entre le 22 et le 29 juillet 1942 par quatre convois 9, 10, 11 et 12. La déportation des parents a eu lieu directement de Pithiviers et de Beaune-La-Rolande sur Auschwitz, entre le 31 juillet et le 7 août par les quatre convois 13, 14, 15 et 16. Dans ces quatre convois sont partis d’abord les pères avec leurs fils adolescents nés à l’étranger, puis les mères avec leurs filles adolescentes nées à l’étranger. Dans le convoi 14 sur 1034 déportés, 52 déportés sont de sexe masculin dont 37 garçons. Dans le convoi 16, il y a 870 et 200 hommes. Sauf exception tous les enfants de moins de 15 ans sont restés à Pithiviers et à Beaune-La-Rolande dans des conditions matérielles et affectives désastreuses en compagnie seulement d’un petit nombre, (environ 250), de mères de familles nombreuses chargées de veiller sur leurs propres enfants et sur les autres.
J’ai rassemblé des lettres d’enfants et de mères qui décrivent les conditions de séparation des mères et de leurs enfants, page la plus noire de l’histoire de France.
Anna Lichter avait 15 ans et elle écrit à son oncle, de Pithiviers où elle est internée avec son petit frère Edouard : « Maintenant tu sais, il m’est arrivé un grand malheur, Batia , ( c’est sa soeur) après avoir été bien malade est partie pour une destination inconnue et ma petite maman est partie dimanche. Je suis désespérée, je ne fais que pleurer, je ne peux pas m’habituer à l’absence de maman. Maintenant ce qui m’inquiète beaucoup c’est qu’il y a un départ mercredi et j’ai peur d’en faire partie. Alors là mon malheur sera encore plus terrible si je dois laisser mon petit doudou chéri (il avait sept ans). Enfin j’espère qu’il y a encore un bon Dieu et qu’il fera que je reste avec mon petit frère. Si tu ne reçois plus de lettre de moi après celle ci, je t’en supplie, essaye de faire des démarches pour prendre Doudou à Paris. J’espère que tout de même je resterais avec lui car sinon je suis sure de tomber malade déjà que depuis que maman est partie, je ne tiens plus debout » Elle a été déportée, son frère aussi, par deux convois différents.
Paulette Goitel, avait 14 ans quand elle écrit « faites tout ce que vous pouvez pour me libérer, pensez que je suis jeune, que je suis séparée de mon père tellement chéri et de ma chère maman, de tous mes frères soeurs et de tous mes amis, que je suis une épave au milieu d’un océan . Alors ayez pitié de moi. Tout ce que vous demande, sortez moi de cet enfer. Excusez moi si j’écris mal car ce n’est pas de ma faute, j’écris sur mes genoux et mon coeur pleure car je voudrais tellement revoir maman ».
Un garçon de treize ans, Albert Simkovitch, avant d’être déporté avec son petit frère et sa petite soeur a écrit à sa tante : « Je t’ai déjà écrit plusieurs fois que le 19 juillet, on nous a emmenés à Pithiviers. Deux semaines après, il y a eu un départ dans lequel on a pris notre cher papa, deux jours après c’était au tour de notre mère bien aimée. O qu’elle a été courageuse maman ! Elle s’efforçait à retenir ses larmes mais malgré cela elle avait l’air abattu, triste, elle m’a dit : mon cher fils promets moi que tu ne feras toute la journée que de t’occuper d’Annette, d’être son père, sa mère, son grand frère. Je suis sure que je mourrais en route »
Et voici ce qu’écrit un témoin le 14 août quand il arrive à Pithiviers :Je suis arrivé aujourd’hui à Pithiviers. Juste au moment de mon arrivée, on expédiait les enfants qui sont restés sans leurs parents et les mères qui n’ont pas encore été déportées. Ils sont acheminés vers Drancy. C’était un tableau effroyable et je dois avouer ma faiblesse. Je n’ai pu retenir mes larmes. On a envoyé d’ici (vers Auschwitz) 3200 adultes en 3 échelons, les enfants jusqu’à 14 ans ne sont pas partis c’est à dire de 2 jusqu’à 14 ans, ils sont restés au camp. Les pères, les mères, les enfants partent donc chacun à part, comme si on visait exprès, de partager les familles. Les trois départs ont eu lieu le 2, 5, et le 8 août. Il est impossible de vous décrire les conditions dans lesquelles ces déportations ont eu lieu. Je dirais avec Bialik, « la vengeance du sang d’un petit enfant, le diable ne l’a pas encore inventée ». On a arraché les enfants aux mères et tout ce que vous pouvez imaginer à ce sujet sera en dessous de la vérité. »
J’ai récupéré récemment une lettre d’une dame d’une quarantaine d’années, Lucie Braumann qui écrit le 7 août 1942 de Pithiviers : « Hier, je n’ai pas eu le temps de vous écrire et cependant je vous assure que ce que nous avons vu valait la peine d’être écrit et raconté et colporté. Il y a eu un départ de 600, 700 hommes, femmes et enfants de 13 à 15 ans, mais principalement des femmes polonaises laissant leurs enfants ici. Vous avez lu à 15 ans la « Case de l’oncle Tom », vous avez pleuré en pensant à ces choses horribles, la séparation des familles, l’arrachement des mères aux enfants, la transplantation d’un milieu connu dans un milieu inconnu en vous disant que c’était une chose passée que vous ne verrez jamais. Pour moi, André, j’ai pleuré d’horreur, de haine contre les lâches qui ordonnent ces horreurs, contre les lâches aussi qui les font qui les exécutent. Ces derniers sont des Français, les uns le font avec quelques sentiments de honte, mais certains, la minorité, emploient toujours cette même brutalité qui est de bon ton avec un peuple misérable et grouillant. Il faut André, que vous racontiez à tous, ces femmes véritables folles qui hurlent. Elles ont raison, il n’y a que cela qui fasse comprendre. Qui hurlent à Dieu, à leurs enfants de quatre ans, de dix ans, de tous les âges qu’on leur arrache. Vous avez entendu les mugissements des vaches qu’on sépare de leurs veaux et cela vous a percé le coeur. Hier c’était d’un côté les cris et les crises nerveuses des enfants réclamant leurs mères de l’autre les mères bramant leur désespoir. »
Quarante huit heures avant ces déportations, une des mères, Gustas Heimelman qui était à Pithiviers avec sa fille de sept ans , Jacqueline, a écrit cette lettre qui exprime dans un style un peu maladroit ce que ressentaient toutes ces mères. « Il y a déjà quinze jours que nous avons quitté notre maisons et n’aurons pas cru que nous nous arrivera un si grand malheur. Nous sommes été à vélodrome d’hiver et maintenant on nous envoie en Pologne ou en Allemagne. On dit que les enfants seront placés chez leurs familles française, alors j’ai donné l’adresse de ma belle-soeur Simone, pour qu’elle la prenne, malgré que nous deux Jacqueline et moi nous voulons pas nous séparer car nous étions trop attachées l’une à l’autre car nous on nous a déjà pris notre mari, notre bien et maintenant encore cela. Quelle vie brisée ! Nous sommes malheureux encore pire que des chiens. Ta soeur est avec nous car Maman et papa sont déjà partis hier. On nous déshabille et nous partons .On n’a pas le droit d’emporter rien du tout, pas un sou, pas de bijou, pas des affaires. Je suis devenue complètement blanche. On ne pourra même pas le voir car on nous prend même la glace. Peut-être un jour viendra, on retournera à la maison, mais pour le moment c’est très triste et nous souffrons beaucoup. Je ne sais pas comment je survivrai le moment de la séparation de mon enfant »
Ce qu’ont souffert ces femmes qui sont parties sans leurs enfants par les quatre convois 13 à 16 est quelque chose d’indicible. Plus d’un millier d’entre elles, environ 1200 ont été sélectionnées à Auschwitz pour travailler. Elles sont arrivées à Auschwitz Birkenau entre le 3 et le 10 août. Et moins de deux semaines plus tard les premiers de leurs enfants sont arrivés à Auschwitz Birkenau à partir du 19 août. Ils sont tous arrivés en six convois du numéro 20 au n° 25 entre le 19 et le 30 août. Les mères, les 1200 mères étaient encore vivantes et n’ont pas pu ne pas apprendre que leurs enfants dont elles espéraient qu’ils ne seraient pas déportés avaient été déportés et que non seulement ils avaient été déportés mais qu’ils étaient également assassinés, qu’ils avaient été gazés. Dans ces conditions que nous ignorons car il n’y a pas eu témoignage en ce domaine, les mères se sont laissées tuer ou mourir. Et à ma connaissance il y a eu seulement six mères survivantes parmi les 3000 mères de la rafle du Vel’d’hiv’. Six des treize survivantes des convois 13 à 16 étaient des mères. L’instinct maternel a donc été si puissant que seules six mères sur mille deux cent ont survécu à la certitude que leur enfant avait été anéantis et assassinée dans les plus terribles conditions puisqu’ils étaient partis seuls arrivés seuls et qu’ils n’ont pas eu la consolation d’avoir leur mère avec eux. On peut imaginer le désespoir qui a du les envahir avant qu’elles ne cherchent ou qu’elles ne trouvent la mort. Pas un seul témoin pour rendre compte de cette souffrance. Hommes et femmes étaient séparés. Et les femmes de France des 20 convois précédents qui ont survécu étaient moins de dix. Et dans les dix convois qui ont suivi les convois 13 à 16, il n’y même pas eu une seule survivante. C’étaient les convois où il y avait les mères avec leurs enfants.
Cette immense tragédie n’a donc été ni écrite ni décrite. On peut seulement se l’imaginer. Les six survivantes n’ont pas été objet d’un intérêt particulier à leur retour. Elles n’ont pas été interrogées. Elles ont disparu depuis longtemps. Une d’entre elles était née au XIXe siècle, et les autres étaient nées entre 1900 et 1910. Elles ont disparu et on ne peut pas en savoir plus ;

En 1943, 17000 juifs ont été déportés, 10 000 hommes et 7 000 femmes. A l’arrivée dans les camps d’extermination 3000 hommes sur 10 000 ont été sélectionnés pour le travail et 1400 femmes sur 7000. En 1945 à la Libération, 340 hommes avaient survécu sur les 3000 sélectionnés et 126 femmes sur les 1400. Ce faible nombre de survivantes tient au fait de l’age avancé d’une partie des déportées plus importante en 1943 qu’en 1942 et aussi au fait que la plupart des femmes adultes ont été déportées avec un enfant et qu’elles l’ont accompagné jusqu’au bout. Enfin les conditions de survie des femmes en 1943 devaient être plus mauvaises que celles des hommes dont une partie a été dirigée sur Auschwitz III Monovitz ou se trouvait l’usine Buna ainsi que sur des camps de travail où les contacts avec d’autres travailleurs permettaient de mieux se débrouiller en particulier pour la nourriture.

L’année 1944 a été la dernière des trois années de déportation mais elle ne se présente ni comme 1942 ni comme 1943. Elle duré sept ou huit mois. Sur près de 15 000 déportés 8100 étaient de sexe masculin et 6 750 de sexe féminin. De nouveau, plus d’hommes que de femmes ont été sélectionnés pour le travail. 3400 hommes et 1300 femmes mais sur ces 1300 femmes 756 ont survécu tandis que les survivants hommes étaient inférieurs en nombre, 523 sur 3400. Les conditions de travail des femmes ont été moins mauvaises qu’en 1943 et 1942, et un certain nombre d’entre elles fut transféré dans des usines pour y travailler et les conditions pour la survie étaient meilleures. Il faut noter aussi qu’en 1944 beaucoup de mères qui étaient déportées avaient pu mettre leurs enfants à l’abri et leur moral n’était pas celui des mères de 1942 qui étaient particulièrement abattues, qui laissaient derrière elles, leurs enfants dans des camps d’où ils pouvaient être déportés et d’où ils ont été déportés. Voici par exemple ce qu’a relaté Zaharia Asseo, une survivante partie par le convoi 76 du 30 juin 1944 et cela reflète l’état d’esprit des mères qui avaient mis à l’abri leurs enfants. « Avant de partir, parmi toutes les inscriptions gravées sur le mur de la chambre, j’écrivis : je pars avec la ferme volonté de revenir et de retrouver mes trois êtres chers que j’ai laissés dans la plus grande douleur » Cette volonté ne ma quittera pas pendant toute une année de souffrance. Elle a été le facteur essentiel de mon retour.
Les mères qui sont parties en 1944 avec des enfants en bas âge, ont pratiquement toutes ou presque toutes péri avec eux. Il y a une femme qui s’appelle Maria Listein qui a témoigné à son retour. Elle a témoigné d’un fait qu’on remarque beaucoup plus en 1944 qu’en 1943 ou qu’en 1942. Elle raconte ce qui arrive à l’arrivée même à Auschwitz. « Les portes s’ouvrent et des hommes en tenue rayée sautent dans le wagon en criant : descendez, laissez tout dans les wagons. Nous sommes sidérés nous avions déjà commencé à rassembler nos affaires. Comment ce sont des affaires qu’on nous avait données uniquement pour la route ? Ils nous chuchotent un secret à l’oreille : on va vous mettre tout nu, on va tout vous prendre et vous donner d’autres affaires. Nous n’avons pas le droit de trop vous parler. Vous saurez tout plus tard. Ils regardent les petits enfants et disent aux jeunes mères : donnez vos enfants aux personnes âgées car vous êtes jeunes, vous aurez une longue marche à faire à pieds et eux voyageront en camions. Quelques mères ont obéi sans comprendre autre chose que ce qu’ils disaient et ont donné leurs enfants. J’ai rencontré ensuite au camp une femme turque de notre transport avec deux grandes filles de quinze et seize ans, sa troisième fille de neuf ans, elle l’avait donnée à une voisine de wagon. Une autre, une Française avait fait la même chose avec son petit bébé de cinq semaines né à Drancy. Bien plus tard, j’ai connu une femme belge qui en était devenue à moitié folle. Elle avait confié son petit garçon de trois ans. Dans notre wagon, aucune mère n’a voulu se séparer de ses enfants, et elles sont toutes montées avec eux dans le camion. » Le camion allait directement aux chambres à gaz.

Les mères à Bergen-Belsen

Le rôle des mères juives a été particulièrement important dans une situation tout à fait inédite, celle où des mères juives ont été déportées avec leurs enfants , non pas dans un camp d’extermination mais dans un camp de concentration à Bergen-Belsen en mai et en juillet 1944. Il y avait 177 femmes de prisonniers de guerre et 77 enfants et 15 enfants de prisonniers de guerre sans leurs mères. Au total 258 déportés auquel s’est ajouté un bébé qui est né à Bergen-Belsen, le 20 octobre 1944. Sur les 77 enfants -il n’y avait pas de sélection à Bergen-Belsen- trois seulement sont décédés. Et sur les 180 adultes, à notre connaissance, 19 sont décédés. Tous les enfants qui ont témoigné de cette déportation à Bergen-Belsen, ont tenu avant tout à rendre hommage à leurs mères auxquelles il est certain qu’ils doivent leur survie. Même les enfants sans leurs mères ont été protégés par des femmes qui les ont maternés. Si ces enfants avaient été déportés avec leurs pères et non avec leurs mères, les pertes auraient été certainement bien plus importantes.

Pour comparer, je me suis retourné vers le Mémorial de la déportation des juifs de Belgique, que j’ai établi après celui de France en 1980, et j’ai pu constaté que les chiffres pour la Belgique confirment complètement ce que j’ai décrit sur le sort des mères en 1942. En 1942, de Belgique 16 500 personnes ont été déportées dont 10 300 hommes et 6 212 femmes. Parmi les 16 500, il y avait 3700 enfants. Les résultats pour la Belgique sont les suivants : sur les 10 300 hommes, 354 survivants ; sur les 6200 femmes dont la majorité étaient des mères avec leurs enfants, 9 survivantes. Donc en France 32 survivantes sur 18 000 femmes, en Belgique 9 survivantes sur 6200 femmes, la proportion est pratiquement la même.

En conclusion ces résultats chiffrés confirment que le sort des mères. Le choix des mères qui a été instinctif a suivi celui des enfants qui ont été déportés et dont aucun n’a survécu. L’instinct maternel a été beaucoup plus fort que l’instinct de survie et il faut noter aussi sans doute que l’instinct maternel a été plus fort que l’instinct paternel.