Temoignage de Victor et Roxane Algazi

mercredi 22 février 2023
par  Renée Dray-Bensousan

Temoignage de Victor et Roxane Algazi, 1

Certains témoins, dont je suis, ont eu la chance d’être sauvés, grâce au hasard ou à l’action d’hommes et de femmes compatissants.
Ce 22 janvier, il est plus de minuit. On tape violemment à notre porte du 3e étage droite de l’immeuble, sis, 11, rue Saint Saëns. Ma mère, Louna, née Léon épouse Algazi, veuve depuis le 14 novembre 1940, ouvre la porte, tremblante.
Un homme en civil, un inspecteur de la police française de Vichy : « Vos papiers ! ». Il y voit « Juif » perforé sur la carte d’identité mais aussi le lieu de naissance, Smyrne en Asie Mineure.
Il entre et repousse la porte entrebâillée. Il nous confie connaître la région des Dardanelles et avoir gardé un bon souvenir de là-bas : « Votre mari ? », réponse : « Je suis veuve, je vis avec mon fils Victor, âgé de 13 ans et demi ».
Des bruits de pas dans l’escalier ; ce sont les voisins Arouto ? Léon ? Mechoulam ? Cohen ? l’Inspecteur nous recommande de ne plus ouvrir à quiconque, d’éteindre la lumière et de ne plus bouger pendant 24 heures. Encore des bruits de pas dans les escaliers. Puis des coups violents et redoublés à notre porte. Il me semble, soixante ans après, encore entendre sa voix : « Ici, c’est fait. Ils sont descendus ».
Ma mère et moi avons eu beaucoup de chance, car pendant cette nuit là, rafles et visites domiciliaires ont entraîné l’arrestation et la conduite aux Baumettes de 1 865 personnes. J’ai eu beaucoup de copains, camarades de classe, de l’école de la rue de la Paix, déportés. Je pense à Roger Habboute qui habitait 18, rue Corneille, à la famille Arrovas, mise en résidence surveillée au Château de la Verdière.
Cette pauvre femme, mère de 8 enfants, a été déportée avec ses enfants en bas âge. Seules deux filles ont survécu : Victoria et Esther. C’était selon l’humeur des GMR (Gardes mobiles de réserve). Ils embarquaient le fils et pas le père, le père et pas le fils. Le quartier de l’Opéra était devenu malsain. Tout le monde évitait le centre ville parce qu’il y avait les dénonciations, les contrôles, les rafles. Chacun pensait partir. Certains allaient se réfugier aux Camoins, à la Millière. Mais aller où ? Avec quels moyens ?
Des amis arméniens nous ont dit : « Venez chez nous. Les persécutions, on sait ce que c’est. » On est monté à pied, évitant les barrages jusqu’à La Gavotte. On n’avait pas voulu prendre de moyens de transport (le tram) parce qu’ils contrôlaient les papiers à des points stratégiques. Il y avait souvent des rafles devant les cafés, les cinémas sur la Canebière, par des Français de la Milice en uniforme qui collaboraient avec la Gestapo.
On n’avait plus rien, plus de cartes d’identité, plus de cartes d’alimentation, frappées du tampon « Juif » perforé ou à l’encre rouge indélébile (ils nous attendaient pour le renouvellement et pour nous rafler).
Nous sommes restés à la Gavotte, où j’ai vécu jusqu’à la Libération. Je n’ai jamais eu de faux papiers, ni de faux actes de baptême catholique. À la cathédrale, l’abbé Cas, un homme remarquable, un Juste qui a sauvé tant de vies humaines, m’avait proposé un acte de baptême. J’ai refusé. Je voulais vivre la vie telle que je devais la vivre. Avec ma mère, on avait pris la décision de dire qu’on avait perdu nos papiers d’identité.
À la Gavotte, on dormait à six dans une pièce minuscule. Notre amie s’appelait Caroline Kaldiremdjian. Elle est morte à plus de 100 ans. C’était une « Ankarali ». Elle appartenait à ces Arméniens d’Ankara qui ne pouvaient parler l’arménien, sinon on leur coupait la langue.
Alors, après deux ou trois générations, ils ne parlaient que le turc. Caroline avait un cœur d’or. Je la revois se roulant de maigres cigarettes avec un tabac douteux. Elle se mettait sur le divan. Elle était insomniaque et toute la nuit elle chantait, fredonnait de belles chansons en turc. Moi, je l’écoutais religieusement, résistant à l’envie de dormir. Pour moi, c’était ma grand-mère. Elle me disait en turc, « Ie, oloum Ie » (mange mon fils, mange). Manger quoi ?
Je mangeai le morceau de pain dont elle se privait. N’ayant plus de cartes d’alimentation, elle allait mendier auprès de sa famille de la colonie arménienne quelques grains de blé. Comme tous les Orientaux, avec un pilon, elle en enlevait le son, pour en faire une farine. Elle arrivait à faire des genres de crêpes qu’elle passait au four pour pouvoir me nourrir.
Un matin, j’entends Caroline dire : « American, var ? » (Il y a des Américains ?). Je sors. Erreur. C’était des soldats allemands. Le canal de Marseille longeait la maison de Caroline. Les soldats arrivaient, je me suis jeté dans le canal, nageant malgré un fort courant. J’ai essuyé des tirs, mais j’ai pu m’échapper.
Nous avons dû quitter la maison de Caroline, pour aller vers une autre famille arménienne qui nous a hébergés, la famille du bottier Haigaz, toujours à la Gavotte.
Avec mon ami Marius, j’ai fait connaissance du boucher de la Gavotte, qui m’a enrôlé, comme estafette pour la résistance. Puis, est venue la Libération par les Tabors marocains, dont un est tombé devant moi, atteint par une balle. Et, lors d’un bombardement, la DCA du Moulin du Diable ripostant, un éclat d’obus m’a frôlé à quelques centimètres de la tête. J’ai eu de la chance.
Les parents de ma femme ont eu moins de chance. Roxane a vu son père Isidore Matalon descendre, en pyjama, l’escalier étroit du 25, rue Glandevès et suivre la police française pour « un simple contrôle de papiers » vers minuit, le 22 janvier 1943.
Quatre mois plus tard, c’est sa mère qui sera arrêtée après avoir été convoquée à la rue de la Joliette pour apporter un colis de secours à son père. Les Allemands l’y attendaient et l’ont conduite à la prison Saint-Pierre où Roxane a pu la voir pour la dernière fois. Elle lui a demandé d’aller à la Gestapo, rue Paradis, récupérer les papiers. Elle avait 12 ans et raconte : « J’ai entendu des gens crier dans les caves, je ne comprenais pas. On les torturait. Je me suis retrouvée devant un Allemand qui hurlait : « Juden, Kaputt ». C’est une femme qui était en relation avec les Allemands qui l’a sortie de là. Elle est alors restée seule avec sa grand-mère âgée et ses deux frères : Sauveur, 7 ans et Élie, 5 ans. Elle s’est réfugiée au 12, rue Corneille dans l’appartement délaissé de sa tante Daisy, réfugiée avec ses trois enfants dans le centre de la France. Cachée dans une cave du cours Pierre Puget (dans l’immeuble de l’Automobile Club de France) puis au tunnel du carénage, accompagnée de ses frères et de la grand-mère, elle passera le temps de la guerre dans la clandestinité et la faim. Ils avaient déchiré leurs cartes d’alimentation portant l’inscription : « Juif ».
Je pense sans cesse à mon histoire, à celle de ma famille, et à celle de mes cousins, Mizrahi, Behar, qui ne sont jamais revenus. À la famille de ma femme, Isidore Matalon et Lucie Matalon, au grand-père Eliezer Barzilai, arrêté à Hanoukka 1943 à la synagogue Breteuil et déporté à Auschwitz.
Il faut savoir que le 23 mars 1943, le convoi n° 52 a emporté 639 hommes et 355 femmes, une grande partie des juifs de Marseille. Ils seront acheminés sur le camp de Sobibor : aucun survivant.
Et, le 25 mars, le convoi n° 53 emporte 1 000 déportés : 527 hommes et 472 femmes (dont 580 Français) et 120 enfants de moins de 17 ans : 5 survivants.
Ces hommes et ces femmes sont en grande majorité français originaires d’Oran, Tlemcen, Alger, du Maroc et de la Tunisie.
Les Français par mariage ou naturalisation viennent de Salonique, de Smyrne, d’Istanbul, de Grèce, de Turquie, de Bulgarie.
Les étrangers, du moins ceux qui le sont encore, appartiennent à la même communauté judéo-espagnole. Ils apparaissent en tant que citoyens hellènes ou turcs ou apatrides. Les juifs allemands, autrichiens, ou polonais représentent une petite minorité par rapport au nombre impressionnant de juifs marseillais anciennement établis dans notre ville.

1 note de Renee Dray-Bensousan
La rafle de l’Opéra, du 22-23-24 janvier 1943 eut lieu un soir de Shabbat, contre les juifs français et étrangers habitant le centre-ville autour de l’Opéra et dans les rues adjacentes, mais aussi sur la Canebière, le Cours Belsunce, la rue Longue des Capucins, la rue Colbert, la Porte d’Aix, les quartiers Saint-Lazare, Longchamp, jusqu’à la Belle-de-Mai.
La gare était surveillée et les voyageurs contrôlés. Déjà, depuis le matin, les boulevards montant vers la gare avaient été bouclés.