Comment deux frères ont retrouvé des preuves en...

mercredi 8 février 2023
par  Renée Dray-Bensousan

Comment deux frères ont retrouvé des preuves en images pour le procès de Nuremberg
Un film montre comment, au sein de l’unité des crimes de guerre, Budd et Stuart Schulberg ont aidé à faire condamner des nazis de haut rang. Ces images ont été censurées aux USA
Par RENEE GHERT-ZAND 1 février 2023, 15:55
Le 13 juillet 1945, le sergent Stuart Schulberg, membre des Marines, écrit à sa femme Barbara pour lui dire qu’il quitte Washington pour l’Allemagne, en mission spéciale dans une dizaine de grandes villes de Bavière et du sud du pays, ainsi qu’en zone britannique et française.
« Parfois, je pense que ce travail me dépasse. Je crois que je n’ai jamais eu autant de responsabilités. Il y a tellement de choses à faire, tellement de choses importantes, que cela me terrifie », écrit Schulberg.
En effet, la mission de Schulberg, alors âgé de 23 ans, est impressionnante, mais surtout essentielle.
Il est affecté, avec d’autres, à l’unité des films sur les crimes de guerre, branche photographique de l’OSS Field Film commandée par le réalisateur hollywoodien John Ford, officier de la US Naval Reserve. Ce groupe spécialisé est chargé de retrouver des images tournées par les nazis attestant des méfaits du national-socialisme et des crimes contre l’humanité commis contre les Juifs et d’autres victimes pendant la guerre qui vient de se terminer en Europe.
Partant du principe qu’une image vaut mieux que mille mots, ces films sont indispensables au juge adjoint de la Cour suprême, Robert H. Jackson, procureur en chef des États-Unis au procès de Nuremberg.
Les procès doivent commencer en novembre 1945, ce qui laisse peu de temps pour retrouver des preuves filmées, les examiner et les préparer pour leur examen en justice. La principale difficulté vient du fait que les nazis ont fait tout leur possible pour détruire les preuves de leurs atrocités. Schulberg et les autres ignorent ce qu’ils vont pouvoir retrouver.
La quête fascinante de cette équipe spéciale pour retrouver des preuves filmées des crimes nazis et en faire les preuves qui ont façonné notre compréhension et notre perception visuelle de la Shoah est racontée dans « Filmmakers for the Prosecution », documentaire réalisé par le cinéaste français Jean-Christophe Klotz. Le film est sorti à New York le 27 janvier dernier.
« Notre mémoire collective de cette époque doit tout au travail des Schulberg. Leurs films en ont influencé d’autres dans les années qui ont suivi », explique Klotz.
Klotz, qui s’est entretenu avec le Times of Israel depuis la Provence, a évoqué deux films projetés lors des audiences du procès de Nuremberg, « Le projet nazi » et « Les camps de concentration nazis », ainsi qu’un documentaire ultérieur sur les procès, que l’on doit à Stuart Schulberg, intitulé « Nuremberg : une leçon pour aujourd’hui ».
Schulberg est engagé par l’armée américaine pour réaliser le film en novembre 1946, un mois après le prononcé du verdict. Il le termine au printemps 1948.
« Filmmakers for the Prosecution » est un mélange d’images d’archives de bonne qualité et d’entretiens avec des experts, parmi lesquels Eli Rosenbaum, qui a travaillé pendant près de 40 ans au Bureau des enquêtes spéciales du ministère américain de la Justice, chargé de poursuivre les nazis aux États-Unis et d’extrader des personnes traduites en justice en Allemagne ou dans d’autres pays européens.
Les extraits d’une interview de Niklas Frank, fils de Hans Frank, gouverneur général nommé par les nazis en Pologne occupée, sont particulièrement accablants. Frank père a été reconnu coupable à Nuremberg et pendu le 16 octobre 1946.
Le film est basé sur une monographie de la productrice et activiste Sandra Schulberg, fille de Stuart Schulberg. Cette monographie est elle-même basée sur près de 300 pages de lettres dactylographiées que Stuart a envoyées à sa femme Barbara pendant ses recherches.
Sandra Schulberg ignorait l’existence de ces lettres, tout comme celle des archives complètes du projet que son père conservait, jusqu’à la mort de ses parents. « J’ai mis certaines des lettres à la disposition du réalisateur Jean-Christophe [Klotz], mais elles méritent vraiment un livre à part », explique Sandra Schulberg.
Depuis Los Angeles, elle confie que son père – qui a ensuite été producteur d’émissions d’information et de documentaires à la télévision américaine – a toujours parlé de son travail, sans donner de détails de son implication dans les procès de Nuremberg.
Il semble que Stuart Schulberg et son frère aîné Budd, à la tête de l’unité des films sur les crimes de guerre, aient tous deux mis cette expérience de côté au moment d’embrasser leur carrière, après-guerre.
Budd, qui avait publié un roman à succès en 1941, était impatient de se remettre à écrire des scénarios et des livres. Il remportera d’ailleurs l’Oscar de la meilleure histoire et du meilleur scénario pour « On the Waterfront » en 1954.
Une grande partie de « Filmmakers for the Prosecution » est consacrée à la réalisation de « Nuremberg : Une leçon pour aujourd’hui », le documentaire sur les procès réalisé par Stuart Schulberg et dont le destin a été fortement influencé par des considérations politiques.
En effet, le film ne sort finalement qu’en Allemagne, de fin 1948 à 1949. « Au printemps 1949, la presse américaine accuse le gouvernement américain de bloquer le film, mais aucun responsable n’ose prendre la décision d’en interdire officiellement la diffusion dans les cinémas américains », explique Sandra Schulberg.
« Début 2011, John Barrett, universitaire et professeur de droit à Nuremberg, m’envoie une lettre qu’il a trouvée, datée du 19 novembre 1948, adressée au juge Jackson et signée par le Secrétaire de l’armée de l’époque, Kenneth Royall.
Royall dit à Jackson qu’en raison de changements de politique, ‘Nuremberg’ n’est pas dans l’intérêt de ‘l’armée ou de la nation’ et ne sera donc pas diffusé au grand public », dit-elle.
Ce revirement, lié au début de la guerre froide, envoie aux oubliettes de l’Histoire ce pour quoi Stuart Schulberg avait tant travaillé, pour le bien du monde entier.
« La guerre froide sonne le glas de l’enthousiasme des Alliés d’après-guerre pour la poursuite des criminels de guerre nazis et fait s’éteindre les procès en 1950… À cette époque, l’Allemagne de l’Ouest devient notre alliée et notre ancien allié, l’Union soviétique, devient notre ennemi, ce qui n’a rien à voir avec la réalité décrite par le film. Le film est alors en contradiction avec le nouveau récit qui prévaut, ce qui fait perdre une grande occasion de montrer aux Américains ce qui s’est passé », déclare l’ex-procureur américain Eli Rosenberg dans « Filmmakers for the Prosecution ».
Sandra Schulberg s’associe à Josh Waletzky pour sauver et restaurer le film de son père. Projeté pour la première fois à La Haye en 2009, il est sur les écrans américains à partir de 2010.
Une copie en 16 millimètres de « Nuremberg » passe inaperçue dans la maison Schulberg pendant des dizaines d’années. L’original en 35 millimètres a été perdu ou détruit.
Fort heureusement, de bonnes copies du film sont retrouvées aux Archives fédérales allemandes, et un nouveau négatif est réalisé à partir de l’une d’entre elles.
La bande sonore est totalement reconstruite sur la base de la bande sonore des copies et du script de Stuart Schulberg, ainsi que des enregistrements originaux des procès. C’est l’acteur Liev Schreiber qui prête sa voix à ce nouvel enregistrement.
Des versions numériques du film sont aujourd’hui disponibles en 13 langues et le film est sorti dans de nombreux pays.
La cinéaste nazie Leni Riefenstahl (debout sur le chariot) a aidé à identifier les nazis sur des séquences filmées, après sa capture par les forces alliées. (Avec l’aimable autorisation de Kino Lorber)
Schulberg s’aide des archives de son père pour travailler sur son propre documentaire.
« Deux personnes ont joué un rôle clé en m’aidant à comprendre la signification historique du film : elles ont été les premières à examiner les archives de mon père », explique Schulberg.
« Il s’agit de Raye Farr, ex-directrice des archives cinématographiques et vidéo Steven Spielberg au Musée du Mémorial de la Shoah des États-Unis, et du regretté Ronny Loewy, ex-chef de l’initiative Cinématographie de la Shoah de l’Institut Fritz Bauer », ajoute-t-elle.
Le réalisateur Klotz dit avoir été frappé par la jeunesse des membres de l’équipe qui ont traqué ces images nazies et s’être demandé dans quelle mesure l’exposition répétée à des images aussi insoutenables avait pu les affecter. « C’est incroyable. Stuart Schulberg n’avait que 23 ans. Ce devait être la première fois de sa vie qu’il voyait des choses pareilles », assure Klotz.
Selon Sandra Schulberg, son oncle Budd « a quitté l’Allemagne en décembre 1945 et a ensuite voué une haine féroce à l’Allemagne pendant le reste de sa vie. Il avait des mots très durs. Il me disait combien il était difficile pour lui de comprendre que Stuart avait pu se faire de vrais amis allemands. »
Stuart a très certainement été affecté par son travail, mais le fait qu’il soit resté en Europe pour réaliser son documentaire et travailler pour le compte du plan Marshall lui a donné une vision plus nuancée de la situation.

« Nous avons appris par des lettres que ma mère [qui avait rejoint mon père en Europe après les procès] a écrites à son père que Stuart prenait ses responsabilités très au sérieux. Son travail a permis de trancher de nombreux cas dans lesquels la carrière d’une personne était en jeu. Il en est venu à apprécier ce travail et à faire le distinguo entre les nazis qui ont essayé de résister – ne serait-ce que dans leur esprit et leur cœur – et ceux imperméables à tout esprit de rédemption », explique Schulberg.
Stuart et Barbara s’entourent à l’époque d’Allemands qui haïssent Hitler et tout ce qu’il représente. Mais ils partagent également le peu qu’ils ont avec des Allemands appauvris, affamés et tenaillés par le froid de l’hiver particulièrement rigoureux de 1947-1948.
Après avoir déposé Stuart à son bureau de Berlin chaque matin, Barbara parcourt le Kudamm avec sa voiture pour déposer les passants.« Stuart semble avoir eu à coeur de ne pas simplifier à outrance, d’avoir une approche nuancée, de tenir compte de la faiblesse humaine et, surtout, de s’affranchir du jugement de ses semblables », précise Schulberg.
« Je suis très reconnaissante à mes parents de la compassion qu’ils ont su me transmettre, que ce soit par les mots ou par les actes », conclut-elle.