Pourquoi on a failli ne jamais lire le...

mercredi 1er février 2023
par  Renée Dray-Bensousan


Pourquoi on a failli ne jamais lire le Journal d’Hélène Berr

 Publié le 31/01/23 par Valérie Lehoux et trans mis par Mariette Job
63 ans... C’est le temps écoulé entre la mort d’Hélène Berr, étudiante juive parisienne déportée à Auschwitz, et la publication de son “Journal”, dans lequel elle chronique son quotidien entre 1942 et 1944. Sa nièce, Mariette Job, nous explique ce long délai.
Publié en janvier 2008, le Journal d’Hélène Berr fut un choc à sa sortie et reste un témoignage majeur de la vie sous l’Occupation. Née en 1921, juive, étudiante en anglais et passionnée de littérature, cette jeune Parisienne tint, en effet, la chronique de son quotidien d’avril 1942 à février 1944. Son journal dit ses peurs, ses doutes, ses engagements, mais aussi ses joies, ses coups de cœur et ses moments de légèreté. On y comprend d’ailleurs très bien pourquoi, si longtemps, les Juifs français n’imaginèrent pas que leur pays les sacrifierait à l’occupant nazi.


En mars 1944, Hélène Berr fut arrêtée avec ses parents, retenue à Drancy puis déportée à Auschwitz et enfin à Bergen-Belsen. Elle y mourut du typhus, quelques jours avant la libération du camp.

1945-2008 : pourquoi ses proches attendirent-ils soixante-trois ans pour publier son texte ? À titre de comparaison, le Journal d’Anne Frank parut dès 1947… C’est en partie pour l’expliquer que sa nièce Mariette Job signe à son tour un livre


Dans les pas d’Hélène Berr (éd. Le Bord de l’eau). Elle y revient sur son propre rapport au journal, mais aussi sur le poids d’un drame tel que la Shoah dans une famille et, au-delà, sur celui du silence et sur la déflagration qui peut advenir quand on le brise. « Cette histoire de traumatisme et de silence a quelque chose d’universel », explique-t-elle à raison. Nous l’avons rencontrée au Mémorial de la Shoah, où se trouve désormais le manuscrit de sa tante. Elle raconte pourquoi nous avons failli ne jamais le lire…

1945 : le journal échappe à la belle-mère
Mariette Job l’assure : « Hélène avait indiqué d’une façon très claire qu’en cas d’arrestation elle souhaitait qu’on remette son journal à Jean. » Jean Morawiecki, son fiancé, du même âge qu’elle – à deux semaines près. En 1945, apprenant la mort d’Hélène et de ses parents, Andrée, la cuisinière de la famille, remet le manuscrit aux frère et sœurs d’Hélène. « Tous trois respecteront son souhait de le transmettre à Jean, mais auparavant ils en feront faire des copies, tapées à la machine. » Copies qui circuleront dans la famille. Quant à Jean, il range l’original dans son armoire. Et reste inconsolable. Sa mère, pour le protéger de souvenirs trop douloureux, va alors entreprendre de détruire tout ce qui pourrait lui rappeler son amoureuse morte en déportation : elle déchire ses lettres et ses photos. Par chance, elle ne tombe pas sur le journal, qui reste en haut de l’armoire.
Années 1980 : le frère d’Hélène veut le publier, mais…
Hélène Berr avait donc un frère et deux sœurs : Yvonne, née en 1917, Denise, de deux ans sa cadette (la mère de Mariette Job), et Jacques, seul fils de la fratrie, né en 1922. « Il était sans aucun doute très proche d’Hélène, humainement, culturellement, intellectuellement, assure Mariette Job. D’ailleurs, il s’en sentait le légataire universel. » Dès 1947, il soumet une copie du journal à l’écrivain allemand Heinrich Böll, qui l’assure de sa valeur littéraire. Dans les années 1980, il se met en quête d’un éditeur. Entre-temps, Jacques s’est converti au catholicisme. Il lit, dans le journal de sa sœur, l’expression d’une mystique proche de la sienne. Et s’il souhaite que le texte soit publié, il veut aussi qu’il soit préfacé par… monseigneur Lustiger. Refus catégorique de Jean Morawiecki et du reste de la famille Berr. « Il n’y a pas eu de conflit ouvert entre nous, mais disons que les deux sœurs d’Hélène, Denise et Yvonne, y étaient littéralement opposées. » Statu quo.
Années 1990 : le journal change de main, discrètement
Mariette Job, née en 1950 (qui n’a donc pas connu Hélène), travaille à la librairie Gallimard. Elle aime la compagnie des livres, mais a dû cheminer longtemps pour sortir d’un mal-être tenace ; cheminement personnel, et solitaire, qui l’a menée sur les pas de sa tante. En 1992, elle va bien et contacte Jean Morawiecki qui accepte de la recevoir. Entre eux, une relation de confiance se noue très vite. Si bien que, deux ans plus tard, Jean ressort le fameux manuscrit de son armoire pour le lui donner. « Il l’a accompagné d’une lettre dans laquelle il m’en rend héritière. » Sauf que Jacques, l’oncle, se considère toujours comme le légataire naturel. « Ma mère et ma tante m’ont demandé de ne pas lui dire que j’avais l’original, pour ne pas lui faire de la peine. » À nouveau, le texte se retrouve donc dans une armoire, cette fois, celle de Mariette Job ! Elle en montre parfois la copie à quelques personnes de son choix, dont Simone Veil, qui fréquente la librairie Gallimard.
Années 2000 : protéger le journal
L’oncle meurt en 1998. L’heure de la publication a-t-elle enfin sonné ? Pas encore. Mariette Job montre le manuscrit à sa mère et à sa tante Yvonne. « Assez curieusement, elles l’ont regardé avec une forme de distance. Sans doute était-ce une protection. Ma mère m’a dit : “Fais-en ce que tu veux.” Ma tante était plus réticente à l’idée de le publier, elle voyait cela comme une démarche thérapeutique. » Toutes s’accordent, en revanche, sur la nécessité de le conserver dans un lieu sûr et de façon pérenne. Le choix du Mémorial de la Shoah s’impose : depuis la fin de 2002, l’institution est officiellement propriétaire du journal d’Hélène Berr et le garde précieusement. « En plus du manuscrit, j’ai donné au Mémorial vingt-cinq cartons de documents concernant ma tante, des cahiers, des rédactions, des diplômes, des photos, la plupart transmis par ma mère. Deux mètres linéaires d’archives. »
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2008 : la publication !
Ça y est, en 2007, les planètes sont alignées : l’hypothèse d’une préface épiscopale n’est plus d’actualité, la tante Yvonne est décédée (en 2001) et tous les ayants droit sont d’accord pour que le texte soit publié. Jean Morawiecki, dédicataire du journal, n’y met qu’une condition : ne pas apparaître dans les médias – il mourra en toute discrétion, peu de temps après, à 87 ans. Plusieurs éditeurs sont sur les rangs. « L’un d’eux voulait faire des coupes dans le texte et, pour moi, il n’en était pas question, explique Mariette Job. Un journal a un rythme, des respirations, une musicalité, des moments plus intenses que d’autres, car il est le reflet d’un quotidien. Les éditions Tallandier étaient d’accord avec cela. In fine, le livre est fidèle au texte original, à la virgule près. » Il est donc publié chez Tallandier, le 3 janvier 2008, avec une préface de Patrick Modiano.
D’emblée, le Journal reçoit un accueil enthousiaste et les ventes décollent. « Plus de 100 000 exemplaires en quelques mois, des articles dans les journaux, des interviews sur des radios, des télés et des traductions dans vingt-sept pays. » Mariette Job cesse son activité de libraire et consacre son temps à présenter l’œuvre de sa tante dans des collèges et des lycées, lors d’expositions ou de colloques. Elle a obtenu un mandat de gestion de l’exploitation du Journal – pour donner son accord, par exemple, aux adaptations qui pourraient en être faites.

Années 2010 : la brouille
Mais après le succès – à cause de lui ? – vient la fracture. « À la mort de ma mère, en 2011, les autres héritiers, frère, sœur, cousins, ont contesté mon mandat de gestion. La justice leur a donné raison. Ce n’était pas une question d’argent : on avait très vite monté une association pour gérer les droits d’auteur et les redistribuer à des œuvres qui nous semblent correspondre aux engagements de ma tante. » Toujours est-il qu’aujourd’hui Mariette Job assure ne plus avoir de contact avec sa famille. Douleur réelle mais assumée, dit-elle. « Il m’a fallu dix ans pour absorber ce choc et pouvoir en parler. » Elle le fait dans son livre.
Quid du texte et quid de nous, lecteurs ? Le Journal est bien sûr toujours disponible (en poche depuis 2009, chez Points, qui en propose aussi une version scolaire). Et lorsqu’une demande d’adaptation est formulée, c’est maintenant l’éditeur qui se charge de recueillir l’aval des six ayants droit : Mariette, son frère, sa sœur et leurs trois cousins. L’œuvre et la mémoire d’Hélène Berr restent bien vivantes : le musicien Bernard Foccroulle, ancien directeur du Festival international d’art lyrique d’Aix-en-Provence, vient de composer un opéra à partir du texte ; il le jouera, en version concert, le 12 juin à Paris, au Théâtre des Bouffes du Nord, avant qu’une version lyrique ne voie le jour un peu plus tard. Mariette Job s’en dit ravie. Et nous, on parie que l’histoire du Journal d’Hélène Berr ne s’arrêtera pas là.
Bibliographie
Journal, d’Hélène Berr, éd. Points en poche, 336 p., 8.00 €.
Dans les pas d’Hélène Berr, Mariette Job, éd. Le Bord de l’eau, 160 p., 18 €.
OPÉRA
Le journal d’Hélène Berr, de Bernard Foccroulle, le 12 juin 2023 à 20h, Théâtre des Bouffes du Nord, version concert, 1h10 (sans entracte).