Temoignages recueillis par Suzette Hazzan suite2

lundi 3 octobre 2022
par  Renée Dray-Bensousan

Sarah LEVY
(13 ans en 1943)

Je suis née le 8 septembre 1930 à Lyon de parents turcs. Mon père, Haïm, était originaire de Constantinople et y exerçait le métier de cordonnier. Ma mère, Myriam, était de Smyrne où la famille s’était installée après l’expulsion d’Espagne.
J’avais dix mois lorsque nous sommes arrivés à Marseille. Nous avons habité tout d’abord dans le quartier de l’Opéra, 18, rue Beauvau puis au 4, rue du Lacydon, derrière la mairie. Mon père est venu s’installer là parce que son frère aîné était à Marseille depuis longtemps.
C’est ainsi qu’il a rencontré ma mère par hasard. Elle était venue de Smyrne à Marseille pour faire la connaissance d’un jeune homme qu’un membre de sa famille lui avait proposé comme fiancé. Mais elle ne l’a pas voulu. Elle a rencontré mon père à ce moment-là et ils se sont mariés en 1926.
Mon papa a d’abord travaillé avec son frère dans son entreprise de cuirs et de peaux située boulevard de Paris. Il est devenu ensuite docker.
Mes parents fréquentaient la synagogue, rue Breteuil. Mon père fabriquait les galettes pour les fêtes de Pessah. J’avais commencé à apprendre l’hébreu et mon frère aîné a fait sa Bar-mitzvah. Presque tous nos voisins étaient juifs originaires de Grèce ou de Turquie. Mon frère Albert, malade du poumon, avait, grâce à l’OSE, pu entrer au sanatorium, ce qui lui a sauvé la vie, car il était hors de Marseille pendant les rafles.
Dans la nuit du 23 au 24 janvier 1943, la police criait dans tout notre immeuble, passait partout, frappait aux portes des appartements. Mon père a ouvert et le policier français dit : « Habillez-vous, on vous amène pour des renseignements. Ce ne sont que des formalités ».
Toute la famille était là, sauf Albert. Mon père a poussé mon frère Léon dans les escaliers pour qu’il se sauve, il passerait inaperçu tellement la panique était grande. Mais Léon est remonté et s’est caché sous un lit. Mon plus jeune frère, Isaac, est resté agrippé à ma mère. Les policiers ont seulement fait descendre mon père. Il partira avec les autres juifs arrêtés, à Compiègne puis à Drancy et sera déporté à Auschwitz par le convoi n° 59 du 2 septembre 1943. Nous avons reçu plus tard un mot envoyé de Compiègne nous disant qu’on les envoyait à Drancy, et un autre dans lequel il écrit : « Je pars, destination inconnue ». Puis, plus rien.
Nous sommes restés à la maison jusqu’au lendemain matin, dimanche 25 janvier, où il a fallu quitter ce quartier du port qui devait être complètement évacué et détruit ensuite. Des camions nous ont conduits avec les autres habitants, juifs rescapés de la rafle de la veille et non juifs, à la gare d’Arenc et nous nous sommes retrouvés dans un camp militaire à Fréjus. Nous y sommes restés environ dix jours. Nous dormions sur de la paille, les familles côte à côte sans aucune intimité. Puis, nous sommes revenus à Marseille.
Notre maison avait été rasée. Nous ne possédions plus rien, seulement ce que nous avions sur nous. On nous a placés dans un foyer de la mairie, rue Puvis de Chavannes. Deux ou trois jours après, la sœur de ma mère nous a invités à venir habiter chez elle, à Lyon, rue Montesquieu. Puis nous avons emménagé dans un appartement. La Gestapo nous recherchait. Il fallait souvent se cacher pendant de longues heures. Des religieuses nous ont procuré des faux papiers. Nous étions devenus la famille Loiseau, et moi, Denise Loiseau. J’ai été ensuite placée dans une famille, dans un village proche de Lyon. J’y ai passé mon certificat d’études. Mon frère Isaac avait été envoyé dans une ferme. Notre mère faisait le ménage chez les sœurs. On l’appelait Marie. Nous sommes restés là jusqu’à la fin de la guerre. Alors je suis retournée à Marseille. J’ai trouvé du travail comme apprentie modiste et je me suis mariée en 1948. Ma mère et mes frères sont partis s’installer en Israël en 1948.


Roger ANATON
(9 ans en 1943)

Je suis né à Marseille le 20 août 1934. Mon père est venu de Turquie dans les années 1918-1920 ainsi que ma mère. Ils se sont connus et mariés à Marseille en 1923. Ils viennent, l’un de Brousse et ma mère d’Istanbul. La famille paternelle fabriquait à Brousse du vin casher.
On habitait 37, rue Vacon où je suis né et où j’ai vécu jusqu’à mon mariage.
Ma famille était religieuse. Mon père avait sa carte du Consistoire depuis 1923. Nous avons fréquenté le Talmud-Torah. Mon père travaillait au Petit Provençal. Il était très dynamique et s’intéressait aux conditions de vie de la population juive à qui il rendait service quand il le pouvait.
Notre famille entretenait de bonnes relations avec les non juifs. Nous étions de bons citoyens français. Mon père a été appelé à l’armée en 1939 et il y est resté jusqu’à la débâcle, en 1940. Il est parti en laissant trois enfants et une femme enceinte. Je fréquentais l’école de la rue de la Paix, comme tous les petits juifs et autres enfants de l’Opéra. À la Libération, j’y suis retourné et j’ai retrouvé la plupart de mes amis. Les enfants n’avaient pas été déportés au contraire des parents.
Quand les Allemands sont arrivés en novembre 1942, par la porte d’Aix, mon père et moi allions chez ma tante, sa sœur Rachel Adout. On allait prendre le bus n° 70 qui part du cours Belsunce lorsque les motards sont entrés dans Marseille.
En décembre 1942, j’étais avec mon père, rue du Beloie dans le 6e pour faire tamponner la carte d’identité. C’était un commissariat proche de la synagogue de la rue Breteuil. Ma mère avait poussé mon père à accomplir cette formalité, pour qu’il soit en règle avec l’administration. Les juifs étaient réguliers et avaient foi en la République française. La carte de ma mère a été tamponnée aussi. À ce moment-là, elle était à l’hôpital.
Le frère de maman, l’oncle Jacques Mizrahi et mon oncle paternel Chaoul Adout habitaient le quartier Saint-Lazare. L’oncle Chaoul résidait au 114, avenue Camille Pelletan. Il était épicier en gros et possédait une des plus grosses épiceries de Marseille et dirigeait de très nombreux employés. Il avait fait de brillantes études en Bulgarie. En 1939, il avait trois voitures, ce qui nous laissait admiratifs. Dans la journée du 23 janvier 1943, le commissaire du quartier l’avait informé qu’il y aurait des arrestations. Mais il lui avait dit de ne pas s’inquiéter parce que cela ne concernerait que les « suspects et les sans travail ».
Dans la nuit de la grande rafle de l’Opéra (22-23 janvier 1943) les GMR montèrent chez lui et lui demandèrent ses papiers. Ne les ayant pas sur lui, il descendit au n° 116, dans son magasin pour les récupérer. Dans l’arrière-boutique vivait son père « Mordou ». Les deux ont été arrêtés et ne sont jamais revenus. Chez l’oncle Chaoul se trouvaient aussi ce soir-là sa femme, ses deux filles et moi, car ma mère était malade. Elle mourra le 10 mars 1943.
Mon père travaillait au Petit Provençal de nuit. Il n’a jamais été dénoncé. Le soir de la rafle, il n’y avait donc personne à la maison. Son travail l’a sauvé.
Mon frère et ma sœur étaient chez ma tante maternelle à l’Opéra, dans la famille Mizrahi. Les GMR sont montés et ont raflé l’oncle Jacques et son fils aîné, Élie, âgé de 19 ans. Ils ont laissé ma tante Claire, ses quatre autres enfants, mon frère et ma sœur.
Marcel Bouaniche qui habitait au 3, rue Saint-Saens a été déporté avec mon cousin et mon oncle. Entre Marseille et Miramas, il dit à Élie : « Viens, on saute, on va se sauver ». Mon cousin n’a pas voulu à cause de son père. Tous les deux ne sont jamais revenus et Marcel qui a sauté a aujourd’hui environ 85 ans.
Ma tante Claire a souffert toute sa vie de cet événement.
Après cette rafle, mon frère Sylvain et ma sœur Colombe sont partis se cacher en Haute-Loire avec ma tante et ses filles. Par l’intermédiaire de son journal, mon père m’a envoyé comme réfugié en Ardèche, à Annonay dans la famille Guyon, un couple de paysans qui entretenaient le jardin du château de M. Seguin. C’était en avril 1943, après le décès de ma mère. Mais M. Guyon a dû héberger de la famille venue de Nice. Il a donc fallu que je parte et je suis allé rejoindre mon frère et ma sœur en Haute-Loire, à Lavoûte-Chilhac, à 40 km du Puy où un cousin de Paris avait loué une maison. Et moi, j’étais caché chez la famille Chambon à environ 6 km. Mon frère qui avait 14 ans devait être hébergé dans le même village, dans une ferme, chez M. Proméra, fervent pétainiste (admirateur du Pétain de 1914). Mais il a refusé d’y aller. Il préférait travailler avec le cousin de Paris dans une ébénisterie. Quand mon père s’est rendu chez le fermier pour lui expliquer le refus de Sylvain, celui-ci lui a dit qu’il comptait écrire au Maréchal Pétain pour l’informer que le petit réfugié qui était juif ne s’était pas présenté. Mon père lui a montré sa carte de presse en s’exclamant : « Vous croyez que le père d’un petit juif peut avoir ces papiers ? » M. Proméra n’a jamais écrit au Maréchal.
En fait, c’était tous des braves gens. Par la suite, la famille Chambon n’ayant pas d’enfants a voulu m’adopter. Ils ont eu un bébé dix ans après.
Après la guerre nous sommes retournés les voir, mais ils avaient déménagé. C’est grâce à toutes ces personnes que nous avons été sauvés.

Fortunée LAPUENTE
(9 ans en 1943)

Je suis née le 14 mars 1934 à Sidi-Bel-Abbès (Algérie) de Mardochée Maman et de Marie Bensaïd. Mon père était boucher avec son frère. Nous étions déjà neuf enfants (sur 10 : Jacqueline n’était pas encore née) et la famille connaissait des difficultés matérielles. Mon père est alors parti en 1938 en éclaireur à Marseille pour trouver du travail. Il est devenu égoutier à la mairie et il travaillait dans une boucherie l’après-midi. En 1939, il a fait venir sa famille et nous nous sommes installés dans un appartement, rue de la Loge. Ma plus jeune sœur Jacqueline est née à Marseille en 1941. La famille a donc vécu là unie et heureuse. Ma mère avait beaucoup d’occupations avec Samuel né en 1922, Esther en 1925, Rachel en 1927, Félix en 1929, Georges en 1931, les jumeaux Roger et moi en 1934, Andrée en 1936, Gilbert en 1938 et Jacqueline en 1941.
À l’injonction de ma mère, mes parents ne sont pas allés se faire recenser et n’ont donc pas eu le tampon juif sur leur carte d’identité. J’avais neuf ans lorsque tout s’écroule. Vers 5 heures du matin, le 24 janvier 1943, on frappe des coups à notre porte. Mon père se lève pour ouvrir. C’étaient des policiers français qui réveillaient les gens pour l’évacuation des quartiers du Vieux-Port que les Allemands encerclaient. Nous sommes tous partis et avons été dirigés à la gare d’Arenc. On nous a fait monter dans des wagons à bestiaux et nous sommes allés en direction de Fréjus où l’on nous a mis dans un camp. Mon père a été séparé de nous et dirigé avec tous les hommes dans une autre partie du camp. Nous étions tous là, excepté Samuel et Rachel qui ne se trouvaient pas à la maison à ce moment-là. Samuel était sorti et Rachel en sanatorium à Cannes.
Dans ce camp, chaque famille a été mise dans un genre de box blanc, étroit et dont le sol était recouvert de paillasses. Il a fallu se débrouiller pour tenir tous là-dedans. Nous y sommes restés huit à dix jours, sans hygiène et sous-alimentés. Puis nous sommes remontés dans les wagons à bestiaux en direction de Marseille. Esther n’était pas dans le même que nous. Au départ de Fréjus, elle aperçoit notre père à la fenêtre d’un wagon et lui demande de descendre et de venir rejoindre la famille. Mais il n’a pas eu le temps, le train est parti et mon père a disparu à tout jamais. Il est parti avec les raflés de Marseille et de Fréjus pour Compiègne puis Drancy. De Drancy nous avons reçu une lettre de papa datée du 13 mars 1943 où il informait la famille qu’il était là avec son neveu Maxime et qu’il avait besoin de linge. Il est parti de Drancy dans le convoi n° 52 du 23 mars 1943 et il est mort à Sobibor et non à Auschwitz comme le mentionne l’acte de disparition envoyé par le ministère des Anciens Combattants après la guerre.
Quant à la famille, arrivée à Marseille, elle a été prise en charge par la Croix-Rouge. Notre appartement n’était pas encore détruit, mais tout le contenu avait disparu. Par la suite, ma sœur Andrée et moi avons été conduites au centre médical, rue Puvis de Chavannes et de là, à l’hôpital de La Timone. Nous avions contracté la gale à Fréjus. Nous n’avions aucune nouvelle de nos parents. À notre guérison, nous avons alors été placées à l’orphelinat du boulevard Chave. Les sœurs qui tenaient cet établissement étaient très sévères. Le soir au coucher, je pleurais, je voulais voir ma mère et la religieuse me tirait les cheveux pour que je m’arrête et le lendemain elle me faisait faire la vaisselle en guise de punition. Nous portions un uniforme noir : une blouse noire, une cape et des chaussures montantes noires. Pendant ce temps, le reste de la famille avait été envoyé à Gréasque en tant que réfugiés. Après des recherches faites par ma mère, ma grande sœur Esther est venue enfin nous chercher, et nous sommes sorties de cet orphelinat en pleurant de joie. À Gréasque, nous occupions un appartement procuré par la municipalité. Il y avait une dizaine de familles réfugiées, comme les Touati, les Sarfati, mais nous étions la famille la plus nombreuse. Nous y sommes restés jusqu’à la Libération. Nous avons fréquenté l’école primaire avec les autres enfants juifs et les enfants du village. Il n’y a jamais eu de problèmes entre nous et nous y avons vécu heureux. Maman nous avait interdit de dire que nous étions juifs. Mais personne ne cherchait à savoir quoi que ce soit et nous étions tous des résidents discrets et appréciés de la population locale. Le maire assurait notre sécurité et lorsque les Allemands s’approchaient du village, il nous faisait partir et nous nous cachions dans les collines.
Ma mère avait les cartes d’alimentation pour nous nourrir, mais c’était difficile car il y avait peu de choses à Gréasque. Elle descendait donc de temps en temps à Marseille au mépris du danger pour acheter ce qui nous manquait dans les magasins qu’elle connaissait, en particulier à la rue Longue des Capucins.
À la Libération, nous sommes revenus à Marseille, mais nous avons toujours gardé de bonnes relations avec certaines familles. Ma sœur Esther a épousé un garçon de Gréasque et s’y est mariée en 1945. À Marseille, nous avons trouvé un trois pièces au 16, rue de l’Arc (derrière la rue d’Aubagne) et nous y sommes restés, alors que ma mère était prioritaire pour reprendre l’appartement tout neuf dans l’immeuble construit à la place de notre ancien appartement 22, rue de la Loge. Mais le loyer était devenu très élevé et maman aimait le quartier de la rue d’Aubagne à cause de ses nombreuses boutiques et de ses marchés.

Élise LEIBOWITCH
(6 ans en 1943)

Je suis née à Marseille le 26 février 1937. Mon père y était arrivé en 1913. De Roumanie, où il était né en 1891, il était parvenu, avec sa famille, en Turquie, puis en Égypte. Après la mort de son père, et sa mère s’étant remariée, il avait quitté sa famille et embarqué sur un cargo en partance pour l’Europe. Il navigua quelques années en Méditerranée, sur des bateaux allemands avant de se fixer à Marseille. Il rencontra ma mère, probablement dans cet hôtel meublé de la rue Thiars (Saint-Saëns) où ils résidaient tous les deux. Elle était née à Oran. Sa mère, Messaouda Benloulou, avait voulu se rapprocher de son fils mobilisé, envoyé au front. Il sera tué à St-Fergeux en 1914. Elle était donc venue à Marseille avec ses enfants.
À cette époque ma mère était pantalonnière, couturière à l’occasion, mon père garçon livreur, puis conducteur de machines au journal Le Petit Marseillais. Plus tard, il deviendra marchand ambulant.
Mes parents se sont mariés à la « juive », comme ils disaient, puis en 1927 civilement, quand mon père a demandé et obtenu sa naturalisation. Jusque-là il était sujet ottoman. Le couple s’est installé un peu plus tard, au 71, rue de la Darse, aujourd’hui rue Francis Davso, quartier de l’Opéra. Là sont nés six enfants. Ma sœur aînée, Estelle, y est morte en octobre 1939 et ma plus jeune sœur, Lydia, y est née en juillet 1943. L’immeuble était entièrement occupé par des familles juives : les Maya, les Dassa, les Strogo. M. Maya était un ancien combattant, blessé de guerre. Quand on l’a averti de l’imminence d’une rafle, il n’a pas voulu y croire, il se croyait protégé par son passé dans l’armée française. Il a été déporté lors de la grande rafle de janvier 1943. On a vécu dans cet appartement avant et après la guerre, sauf pendant les mois qui séparent la deuxième rafle que nous avons subie (août ? 1943) de la libération de Marseille.
Mes parents n’étaient pas des juifs religieux, mais on célébrait Pessah, Yom Kippour. On ne se baignait pas à Tichah beav. On ne mangeait pas de porc. On fréquentait la Grande Synagogue, rue Breteuil et on s’abritait chaque année sous le talet de mon père. Comme nous étions pauvres, nous recevions gratuitement de la matsa à Pessah, que mon frère allait chercher à la fabrique, dans la cour, côté rue Dragon, en passant par le Temple.
Mon père, comme la plupart des juifs, avait obéi. Les cartes d’identité étaient barrées de la mention « Juif », ma mère avait raturé la sienne. Mais des rumeurs couraient la ville, des rumeurs de rafles. Mon père, peut-être informé par un ami inspecteur de police, ne dormait pas souvent à la maison. Il passait la nuit dans une barque, amarrée au Vieux-Port, caché sous la bâche, ou dans la baraque de bonbons d’un autre ami, installée à la fête foraine, derrière la Bourse, ou le plus souvent, dans le magasin des frères Aboaf, rue Longue des Capucins. C’était un magasin de tissus. Dans la salle cuisine qui donnait sur l’arrière-cour, ils pouvaient allumer une bougie, ailleurs ils se déplaçaient dans l’obscurité, là, ils prenaient le repas du soir, fromage et salaisons apportées par l’un d’entre eux qui en vendait. La soupe préparée par Mme Combal, qui tenait avec son mari un bar, rue Thubaneau. M. Combal, à la nuit tombante, baissait le rideau de fer. Au matin il le relevait. La nuit, ils dormaient étendus sur les comptoirs de bois, recouverts de plusieurs épaisseurs d’étoffes.
Dans mes souvenirs, les deux rafles que nous avons subies, n’en font qu’une, celle du 22-23 janvier 1943. Mon frère aîné a mis ses papiers dans la poche de son pantalon, un policier les lui demande, impossible de retrouver le pantalon. Mon frère a seize ans, mais il est maigre et de petite taille, alors quelqu’un lui dit : « Bon, recouche-toi ». Celle d’août, probablement sur dénonciation. Mon frère cadet se souvient de civils (Gestapo française ?) qui riaient et plaisantaient. Ils ont éteint la lumière. Quant à moi, je me rappelle les coups violents sur notre porte à deux battants de bois, fermée par un énorme crochet de fer. La porte cède. Ma mère hurle à la fenêtre qui donne sur une cour. En face, dans l’autre immeuble, habite une cousine par alliance, non juive, elle s’appelait Huguette. Alertée par ses voisins, elle sort, contourne le pâté de maisons, arrive chez nous, passe le barrage de police, crie, ameute le voisinage et réussit à nous emmener avec elle, chez elle, rue Sainte. Cet appartement, c’est celui que j’occupe aujourd’hui.
Impossible de rester rue Sainte, trop petit, trop proche. D’autres amis nous hébergent, quai du Port, rue Tapis vert, Belle-de-Mai. Enfin, nous nous réfugions à Saint-Henri. C’est la banlieue de Marseille, non loin de l’Estaque, quartier la Pelouque, dans une maison « Le chalet mon plaisir » qui nous avait été prêtée par l’intermédiaire d’un ami de mon père. On avait un petit jardin, une terrasse, un lavoir… mais on ne s’appelait plus Leibowitch, on était devenu la famille Mallet. On allait à l’église parfois. Je me souviens même avoir participé à une procession, un petit panier plein de pétales de roses, accroché à mon cou. Impossible d’utiliser les cartes de ravitaillement. Mes parents faisaient du troc avec les paysans du quartier, bonneterie contre des œufs, des légumes. Mon père fabriquait des cigarettes avec les feuilles de tabac qu’un ami, non juif, allait acheter dans le Lot ou en Lozère. Elles séchaient dans l’appentis, puis il allait les vendre à Marseille, dans les bars et rapportait de la nourriture. Pour le pain, c’était moins dangereux. Un autre ami, boulanger, nous le fournissait. Encore fallait-il remonter la Pelouque de nuit, sans se faire remarquer. C’est ce que mon père et mon frère Maurice ont réussi pendant cette longue année. Mon frère, qui travaillait aux Forges et Chantiers depuis 1941, rejoignait mon père au centre-ville et ils rentraient tous les deux, chargés de pain et de provisions, le plus souvent à pied, quelquefois en tramway.
L’armée allemande était déployée sur les collines de Foresta et l’État-major occupait le château. À la Libération de Marseille, les tirs se croisaient au-dessus de nous, entre le Frioul et les collines de l’Estaque. Notre abri, pendant ces journées d’août, fut une sorte de tunnel, un souterrain où mon père nous apportait des marmites de pâtes. Ce sont les goumiers qui ont « nettoyé » ces collines. Ma mère a voulu y monter pour voir ce qu’étaient devenus ces Allemands qu’elle haïssait. À son retour, elle a dit en judéo-arabe : « Les pauvres, c’étaient des enfants »
À Marseille, l’appartement rue de la Darse avait été réquisitionné. Il a fallu attendre que des amis FFI persuadent les nouveaux locataires de le quitter et nous sommes revenus au quartier de l’Opéra où nous avons retrouvé des familles qui attendaient en vain le retour de leurs proches.

Rachel KLEIMBERG
(5 ans en 1943)

Je me nomme Rachel Kleimberg, je suis fille de déportés. Mon père Pascal et son frère Moïse Kleimberg, nés à Marseille, ont été déportés lors de la rafle du Vieux-Port le 24 janvier 1943 et exterminés à Sobibor. Le frère de ma mère Raphaël Eskénazi, né en Turquie, fut arrêté par la Gestapo en mai 1944 sur la Canebière, déporté et exterminé dans les camps de Kaunas/Reval (Lituanie-Estonie).
Je suis issue d’une famille de deux enfants. Mon frère Max né le 28 janvier 1942 n’avait même pas un an au moment de la déportation de notre père et moi Rachel née le 28 septembre 1938. Ma famille vivait dans les vieux quartiers 7, rue du Colombier, juste à côté de l’Hôtel-Dieu. Là, mes grands-parents paternels possédaient un petit immeuble de deux étages, occupé au 1er étage par ma grand-mère Rébecca, veuve depuis 1941 et mon oncle Moïse Kleimberg, menuisier, et au 2e étage vivait ma famille, mon père Pascal, contremaître sur les quais, ma mère Mazalto, sans emploi, et nous. Il est vrai que le malheur s’était déjà abattu sur nous puisque nous avions une sœur Suzanne décédée en 1942 d’une mastoïdite.
Une nuit, celle du 23 au 24 janvier 1943, nuit horrible, des hommes cognent aux portes de ma famille, raflent mon oncle Moïse, puis mon père Pascal : « Vous êtes Juifs, suivez-nous ». Ils laissent ma grand-mère et nous, car ma mère m’a raconté que sous les bruits, je m’étais réveillée en pleurs et qu’un homme a dit : « J’ai moi aussi des enfants, restez là et n’ouvrez à personne ». Plus tard, ma mère a su qu’ils avaient été dirigés vers la gare d’Arenc, puis à Drancy (où un petit-cousin maternel les a vus pour la dernière fois, à travers les grilles monter dans des camions pour un endroit inconnu). Lui a été libéré car il était de nationalité turque.
Le lendemain de cette rafle, tout le quartier du Vieux-Port a été évacué. Embarqués dans des camions ou trains, nous avons été envoyés dans un camp à Fréjus (Var) où mon frère a contracté une jaunisse. Nous n’avions plus rien. La famille Pardo, sœur de ma mère, nous a reçus quelques jours, mais ils étaient six personnes et n’avaient pas les moyens de nous héberger longtemps. Ma mère avec nous et ma grand-mère, a erré d’hôtel en hôtel et souvent renvoyée car il était interdit de chauffer quoi que ce soit, même pas les biberons.
Entre-temps, ma grand-mère recherchait sa fille Rose et ses trois petits enfants. Elle finit par apprendre qu’elle avait été enfermée à l’hôpital psychiatrique de Montfavet en Provence. Malgré de nombreuses démarches, elle n’est jamais arrivée à la sortir de ce lieu.
Rose habitait avec son mari Ire Rosengarten et ses trois enfants : Robert, Jacques et Max, au 9, rue Julia à Marseille (5e). Lors de la rafle du Vieux-Port de janvier 1943, ils ont pu s’échapper et se réfugier à Aix-en-Provence où ils ont trouvé un logement d’une pièce au 5, rue des Bagniers, pour se loger tous les cinq. Le père a, vers la mi-1943, disparu, et personne de la famille n’a jamais plus eu de ses nouvelles. Ses enfants, à force de recherches, ont fini par apprendre il y a peu de temps, qu’il est mort le 18 décembre 1943, à l’hôpital Pasteur. Ils continuent toujours à chercher pour savoir ce qui s’est passé. Rose, terrorisée par la peur de voir surgir la Gestapo, a placé d’abord son fils Robert l’aîné (qui était le seul circoncis), puis les deux frères Jacques et Max, dans un couvent pour orphelins à Saint Thomas de Villeneuve à Aix-en-Provence, pour les protéger.
Ce qu’elle ne savait pas, c’est que souvent les Allemands allaient vérifier dans ce couvent si des juifs n’étaient pas cachés chez les sœurs. Celles-ci, lorsqu’elles étaient prévenues de leurs visites, habillaient mes cousins en fille et les mettaient dans la section des filles. D’ailleurs un jour, ils sont arrivés à l’improviste et sœur Marie Gilberte a caché mon cousin Jacques sous sa robe. Il y a, à peu près cinq ans, sœur Marie Gilberte a obtenu la médaille des Justes à titre posthume, car elle a sauvé mes cousins mais aussi de nombreux enfants orphelins.