Hommage à Jerry Lewis par Jacques Bonnadier

lundi 26 juillet 2021

Pour évoquer l’unique visite à Marseille de Joseph Levitch, dit Jerry Lewis (1926-2017) homme-orchestre éblouissant, cinéaste total, mime hors classe, chanteur plus qu’occasionnel, danseur tous terrains (entre autres), à l’occasion de la présentation de son « one man show » le lundi 24 juillet 1972 au Palais des Sports de Marseille. Irrésistible et inoubliable !

Passons sur la honte d’avoir osé programmer un tel artiste dans ce prétendu « Palais des Sports » inhospitalier au possible à l’audition de toute musique et de surcroît transformé ce soir-là en étuve. Jerry n’en a cure heureusement et régale le public de son numéro prodigieux d’invention et de précision. Chantant – tour à tour crooner, gospel-singer, rocker. Dansant comme au temps de ses comédies musicales avec Dean Martin – du Fred Astaire revu et corrigé par Groucho Marx. Mimant tout, n’importe quoi ; un orchestre à lui tout seul – il connaît chaque morceau au soupir près ; Léonard Bernstein himself, la cocasserie en plus !

Fantastique musicien ! Il faut le voir en « live » se muer en dactylographe virtuose, soliste de sa fameuse « symphonie pour machine à écrire absente », accompagné par l’excellent Orchestre de l’Olympia. Moment inouï. Du très grand art. Et puis, tout le reste : les mimiques, les grimaces, les facéties, soigneusement mises au point ou subitement improvisées avec, de temps en temps, un geste incongru qui pourrait être vulgaire et qui, miraculeusement, ne l’est pas. Et il enveloppe le tout dans un tissu de bonnes paroles venues du cœur : Je suis content d’être en France ; je vous souhaite de nombreuses années de paix et d’amour ! Sacré Jerry !

Voilà pour le compte rendu du spectacle. Voyons sa rencontre avec la Presse marseillaise la veille dimanche 23 juillet à 20 h 15, dans les salons d’un grand hôtel du Prado. Jerry rien que pour nous, chemise rayée bleue et blanche, bronzé comme s’il arrivait de Floride, gominé comme s’il sortait de chez le coiffeur. Il se répand d’entrée en simagrées et borborygmes puis s’exprime en anglais d’une voix bien timbrée qui n’a rien à voir avec celle de fausset dont il joue dans ses films. Un interprète traduit approximativement. Sa femme – sa « dame Patti », comme il dit – est à deux pas ; elle écoute son éternel enfant de mari… Il allume une cigarette « une gauloise disque bleu »… made in Canada.

On parle de ses deux derniers « shows » » à Monaco, dont la « première » où les smokings pullulaient … des gens soupçonneux… çà a duré 51 minutes. La deuxième nuit a été merveilleuse : je suis resté en scène 80 minutes. En fait, c’est l’audience du public qui fait la longueur du spectacle. Selon lui, le public est le même partout dans le monde ; mais en Europe plus qu’ailleurs, il est difficile de lui faire croire que l’on est heureux sur la scène si on ne l’est pas vraiment.

Quant à savoir ce qu’il va nous présenter demain, il répond par une autre question : Et vous, qu’est-ce que vous allez écrire demain ? Si vous me dites ce que vous allez écrire, je vous dirai ce que je vais faire ! Sachez simplement que je ferai tout pour rendre le public heureux !...

- Connaissez-vous Marseille ? demande quelqu’un.

- Yes, c’est ici !

- Que savez-vous de Marseille ?

- C’est en France !

Jerry n’est jamais venu dans notre ville… mais il serait très heureux de dire que c’est merveilleux et formidable… Encore une grimace et il devient sérieux. Il parle de ses enfants – il en a six. Ma femme leur a appris que Jerry Lewis est d’un côté et Papa de l’autre. C’est pourquoi ils demandent à leur mère s’ils peuvent regarder mes films… Ce sont des critiques très objectifs. J’attache beaucoup d’importance à ce qu’ils disent car ils sont très honnêtes, ils n’ont pas encore appris à être diplomates !

Un confrère lui déclare : Les meilleurs de vos films sont ceux que vous avez réalisés vous-même. L’artiste est comblé. Il se lève hilare et donne l’accolade à l’auteur du propos. Ce qui ne l’empêche pas de rendre hommage au réalisateur Frank Tashlin qu’il considère comme son professeur.

En parlant des critiques, il redevient grave. Les critiques français ne m’ont jamais exécuté sans jugement. Ils ont regardé, examiné et dit quand ils n’étaient pas d’accord. Les Américains, eux, ne regardent pas. Le malheur c’est que s’ils disent qu’un film est mauvais, personne n’y va. Ces gens-là exercent une véritable dictature !

Au fil de notre entretien, Jerry s’excuse de ne pas parler français. Mais, dit-il, les cours qui sont donnés aux USA dans cette langue ne sont vraiment pas bons ! Alors, il remplace les mots par des onomatopées qui ressemblent à du français. Il s’amuse ainsi à tenir de véritables conversations. Il assure avoir discuté un jour durant dix minutes au pied de la Tour Eiffel avec un monsieur qui lui demandait un renseignement… et jure qu’il a prononcé dans ce même curieux sabir un discours inoubliable du balcon du Palais des Festivals, à Nice.

En définitive, Monsieur Lewis est-il content de Jerry ? Oui, répond-t-il. Et il a bien raison. Il est aussi très content, figurez-vous, des journalistes marseillais qui, depuis quinze jours exhortent leurs lecteurs à aller l’applaudir au Palais des Sports. Je note fièrement qu’il a particulièrement apprécié le pleine page du « Provençal-Dimanche » parue le jour même qui évoque sa vie et son œuvre d’après les deux livres parus dans l’année à son sujet.* Et d’en remercier l’auteur d’une jolie dédicace. Jamais, conclut-il, je n’ai vu écrire autant de choses en si peu de temps !

Mais derrière nous, une voix se fait entendre, celle impérative de Madame Lewis : J’ai faim ! Jerry répond encore ici et là à quelques questions, esquisse quelques autres facéties – il ne s’en lasse pas ; nous non plus ! Puis se lève. Ses hôtes marseillais l’invitent à aller manger, devinez quoi ! …une bouillabaisse.

Ah yes ! s’exclame Jerry enthousiaste : What is it ?...

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*Bonjour, monsieur Lewis, de Robert Benayoun (Eric Losfeld, 1972)