La place des génocides dans les programmes d’histoire du second degré

mardi 9 mars 2021


La place des génocides dans les programmes d’histoire du second degré
Le choix d’étudier la place des génocides dans les programmes scolaires implique d’accepter quelques limites. S’en tenir aux seuls programmes scolaires est en effet réducteur ; l’examen des supports ou des pratiques pédagogiques est sans doute plus révélateur des réalités d’un enseignement. Néanmoins, il est important d’analyser la prescription qui s’impose aux professeurs. Cela permet de repérer les systèmes interprétatifs qui prévalent dans les choix faits par l’institution scolaire pour enseigner l’histoire des génocides dans le second degré.
Certes, ces choix sont adossés aux évolutions du savoir scientifique — il est donc nécessaire de changer régulièrement les programmes —, mais ils répondent également à des finalités, notamment civiques, définies par le ministère de l’Éducation nationale ; lequel doit aussi tenir compte des demandes sociales. Trois des cinq génocides reconnus par les institutions internationales et européennes — les génocides des Arméniens, des Juifs et des Tutsis — sont largement privilégiés dans les programmes d’histoire donnés à tous les élèves. Il peut être question d’autres massacres de masse, mais seulement dans l’enseignement de spécialité, « histoire-géographie, géopolitique et sciences politiques ».
On s’intéressera dans un premier temps à l’insertion générale des génocides dans les programmes d’histoire avant d’examiner plus attentivement le cadre normatif qui définit leur enseignement en France. Puis, dans un deuxième temps on se livrera à un exercice de comparaison internationale.
Vue générale de la place des génocides dans les programmes d’histoire
Une vue d’ensemble des classes du second degré donne une idée globale de la place faite à l’enseignement des génocides. Celle-ci est désormais importante. Tous les élèves des écoles, des collèges et des lycées les étudient, généralement à la fin de chaque cycle d’enseignement.
Le premier à s’être fait une place dans les programmes d’histoire est l’enseignement de la destruction des Juifs d’Europe. Il est entré dans les programmes scolaires à la fin du XXe siècle, dans les années 80 . L’expression alors couramment utilisée pour caractériser le sort fait aux Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale était le « génocide des Juifs et des Tziganes ». C’est elle qui est encore présente dans le programme de 3e des collèges mis en œuvre à la rentrée 2016 ; elle l’est également dans les programmes d’histoire de la terminale générale entrés en application à la rentrée 2020, car l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, jusque-là enseignée en première, l’est désormais en terminale. C’est aussi le choix qui a été fait pour la voie technologique. En revanche, dans la voie professionnelle, l’histoire des guerres mondiales demeure en première et avec elles, celles des génocides.
Le génocide des Arméniens est entré plus tardivement dans les programmes, au milieu des années 90 , d’abord dans les programmes de collège — avant même que la France ne reconnaisse officiellement les massacres des Arméniens comme un génocide en 2001 —, puis en 2002, dans ceux de l’école, avant de gagner ceux du lycée ; en 2002, pour les voies générale et professionnelle et en 2005, pour la voie technologique. L’introduction dans les programmes est contemporaine du renouvellement historiographique qui touche l’histoire de la Première Guerre mondiale. En effet, les programmes intègrent la notion de brutalisation des sociétés européennes à la faveur de la Grande Guerre. Dans beaucoup de manuels scolaires, le génocide des Arméniens est alors présenté comme une préfiguration de la Shoah.
Le génocide des Tutsis est entré dans les programmes bien après sa reconnaissance par la communauté internationale. Cette dernière a été officialisée dans les mois qui ont suivi les crimes de masse perpétrés au printemps 1994. Leur introduction dans l’enseignement est toute récente. Elle date du renouvellement des programmes de terminale de la voie générale, à la rentrée 2020, dans un chapitre intitulé « Nouveaux rapports de puissance et enjeux mondiaux » depuis les années 90 du XXe siècle. Il défait le lien établi jusque-là entre la guerre et le génocide et impose de rompre avec les explications traditionnelles.
Présents dans les programmes d’histoire au collège, en 3e, et au lycée, en classe terminale, les génocides prennent également place dans un enseignement de spécialité, « histoire-géographie, géopolitique et sciences politiques » (HGGSP), dont il sera question un peu plus bas.
L’inscription dans les programmes du collège
Comment les leçons sur les génocides s’insèrent-elles précisément dans les programmes ?

Le génocide des Arméniens et celui des Juifs et des Tziganes sont étudiés à la fin du cycle 4, en classe de 3e. C’est une tradition établie depuis déjà quelques années au collège.
Des génocides au cœur des deux guerres mondiales…
Placés au cœur de l’histoire de chacune des deux guerres — la Première Guerre mondiale pour le génocide des Arméniens, la Seconde Guerre mondiale pour le génocide des Juifs et des Tziganes — ils nourrissent l’explication du processus de totalisation des confits. Ce sont des guerres mondiales, mais le programme invite à montrer qu’elles furent surtout des guerres totales. Elles reposent sur la mobilisation de toutes les ressources matérielles et humaines à l’effort de guerre. Dans ce contexte, les militaires subissent des « violences extrêmes » qui n’épargnent pas les civils ; et tout particulièrement les Arméniens, victimes des massacres de masse entrepris par le gouvernement turc en 1915. La guerre totale fixe un cadre explicatif à ces violences extrêmes ; cadre dont il est difficile de s’affranchir.
… Et une première approche de notions complexes
Outre celle de « violence extrême », le programme mobilise d’autres notions : « violences de masse », « génocide », « guerre d’anéantissement ». Beaucoup sont complexes. Un usage maladroit peut déboucher sur des généralisations hâtives. Ainsi, le programme de collège fait de la « guerre d’anéantissement » la clé de lecture de la « Deuxième Guerre mondiale ». Si cette notion est tout à fait opératoire pour analyser la guerre à l’Est après l’invasion de l’URSS, le 22 juin 1941, elle l’est un peu moins pour les autres fronts. De plus, un usage un peu trop extensif peut conduire à confondre toutes les « violences extrêmes » dans la notion d’anéantissement et à ne plus distinguer les spécificités de chacune .
La Shoah, une meilleure inscription dans le temps long
Au point de départ, la guerre constitue un cadre explicatif au génocide des Juifs et des Tziganes, analogue à celui des Arméniens. Mais, alors que ce dernier est enclavé dans la Grande Guerre, l’extermination des Juifs profite d’explications plus substantielles, grâce à l’examen préalable des « expériences totalitaires », dont celle de l’Allemagne nazie. Il peut lui être ainsi donné davantage de profondeur historique.
L’inscription dans les programmes du lycée
Depuis la rentrée 2019, la rénovation des programmes consécutive à la réforme du lycée renouvelle l’histoire de ces génocides et bouscule la répartition jusque-là établie.
Des possibilités d’explication d’inégale ampleur dans les programmes d’histoire de la voie générale et technologique
L’histoire du génocide des Arméniens demeure en première. Il est toujours ancré dans le chapitre consacré à la Grande Guerre.
Désormais étudiée en fin d’année scolaire, celle-ci bénéficie d’un poids horaire plus important. Elle est formellement distinguée de la Seconde Guerre mondiale. À l’aboutissement d’un XIXe siècle marqué par l’essor des nationalismes, elle résulte d’abord de l’affrontement des nationalismes. Il faut donc saluer la volonté de situer le génocide dans la longue chaîne des massacres dont les Arméniens ont été victimes avant le premier conflit mondial dans l’Empire ottoman ; empire affaibli par la montée des revendications nationalistes tout au long du XIXe siècle. Une place plus grande est ainsi donnée au génocide des Arméniens, à la condition toutefois que les enseignants relèvent deux défis.
Le premier résulte de la nécessité de le situer dans la longue liste des massacres antérieurs à la guerre. L’enjeu est de taille, car il s’agit d’extraire le génocide d’un cadre interprétatif classique — l’étude des violences faites aux civils pendant le conflit — pour lui donner enfin une explication politique, mais dans un cadre horaire relativement contraint. Le second résulte du choix de faire de la déclaration de la Triple Entente qui accorde pour la première fois la qualification de « crimes contre l’humanité » aux massacres de 1915, un « point de passage et d’ouverture ». L’idée est intéressante, car on sait l’importance du génocide des Arméniens dans la législation internationale qui se met en place à la faveur du procès de Nuremberg. Néanmoins, cela risque de conforter le préjugé qui fait génocide des Arméniens, une anticipation de la Shoah.
La Shoah est désormais étudiée en terminale et occupe une position centrale dans l’histoire de la Seconde Guerre mondiale où la « guerre d’anéantissement », menée à l’Est, est nettement différenciée. Elle est, par ailleurs, nettement distinguée des autres « crimes de masse » au point de se substituer à l’appellation traditionnelle : le « génocide des Juifs et des Tziganes ». L’étude des « régimes totalitaires » menée au chapitre précédent permet une contextualisation élargie aux persécutions qui ont précédé l’extermination. Ce désenclavement qui fait tant défaut au génocide des Arméniens facilite la mise en œuvre d’une interprétation de la Shoah plus solidement établie sur des faits plutôt que sur la seule compassion à l’égard des victimes. La voie technologique profite aussi du renouvellement des programmes et intègre même parmi les sujets d’étude au choix « la guerre d’anéantissement à l’Est et le génocide des Juifs ».
Le génocide des Tutsis et, dans une moindre mesure, les massacres commis dans l’ex-Yougoslavie font leur entrée dans le programme d’histoire de la seule voie générale. L’insertion du génocide des Tutsis est d’une grande importance, car elle défait le lien établi jusque-là entre guerre mondiale et génocide et impose de rompre avec les explications traditionnelles. Néanmoins, c’est dans l’enseignement de spécialité que sa place est la plus importante.
L’enseignement de spécialité : histoire-géographie, géopolitique, sciences politiques (HGGSP)
La réforme du lycée qui a débuté à la rentrée 2019 repose sur la disparition des filières et leur remplacement par des enseignements de spécialité, dont l’HGGSP. Les élèves choisissent à la fin de la seconde trois enseignements de spécialité en première (4 heures), puis deux en terminale (6 heures). C’est un enseignement explicitement pluridisciplinaire qui a été choisi à la rentrée 2019 par près de 35 % des lycéens de première . Dans le programme de terminale, le thème intitulé : « Histoire et mémoires » vise explicitement à développer la question des rapports entre histoire et mémoires ainsi qu’entre histoire et justice.
Une approche comparative des phénomènes mémoriels
L’un des intérêts majeurs de ce thème est de proposer une étude comparative des phénomènes mémoriels : ex-Yougoslavie, Rwanda, Algérie, etc. Parmi ces phénomènes mémoriels, ceux qui concernent les génocides tiennent une place importante, notamment dans le sous-thème, histoire, mémoire et justice. La multiplicité des situations historiques peut toutefois dérouter au point qu’il soit difficile de donner cohérence à un tel chapitre. Or, leur comparaison permet justement de prendre conscience d’une réalité mise à jour par les historiens depuis quelques années, « la mondialisation de la mémoire » .
La « mondialisation de la mémoire » : les sociétés face à leur passé
Contrairement à ce que pourrait laisser supposer l’usage du terme « mondialisation », il ne s’agit pas d’une unification des mémoires à l’échelle de la planète autour d’une même mémoire, mais de l’émergence de processus analogues mis en place par les États pour gérer leurs rapports au passé (Henry Rousso). Cette lecture comparatiste prévaut tout particulièrement pour l’étude des relations entre histoire, mémoires et justice, puisque les « jalons » qui sont proposés conduisent à replacer l’analyse dans une perspective « locale, nationale puis internationale ». Mais, il ne s’agit là que d’une des modalités du rapport des sociétés à un passé douloureux : la réparation. Elle se traduit par des actions de justice ; locales, comme au Rwanda avec les tribunaux gacaca, ou internationales, à l’exemple du traitement des crimes de masse commis dans l’ex-Yougoslavie. L’autre modalité, plus classique et qui ouvre le thème (axe 1), prend appui sur les mémoires des conflits pour aborder le rôle et le travail des historiens dans des contextes mémoriels souvent très tendus, quand s’affrontent des visions concurrentes — voire opposées — du passé et qui, de ce fait, peinent à obtenir une reconnaissance. Ce qui n’est pas sans conséquence pour les histoires nationales nées au XIXe siècle pour la plupart et enseignées jusqu’au cœur du XXe siècle, et qui doivent composer avec les mémoires de groupes qui s’estiment oubliés ou lésés dans le grand récit collectif qui fonde les sentiments d’appartenance à la nation.
Une organisation paradoxale et incomplète
De manière assez paradoxale, l’histoire et les mémoires du génocide des Juifs et des Tziganes viennent à la fin comme « objet de travail conclusif ». Or, les historiens ont montré de longue date que la mémoire de la Shoah avait imposé des formes spécifiques de traitement du passé qui ont largement contribué à l’émergence de la notion de mémoire dans les années 70 en Europe puis dans le monde. À bien des égards, la mémoire de l’extermination des Juifs est devenue un paradigme mémoriel indispensable à la compréhension de « la mondialisation de la mémoire ». On peut s’étonner qu’elle vienne conclure un chapitre justement destiné à l’expliquer, là où il aurait été plus judicieux de commencer par elle en raison de son potentiel initiateur.
Enfin, on peut regretter qu’il ne soit pas du tout question du génocide des Arméniens dans ce chapitre à vocation pluridisciplinaire. En effet, la reconnaissance de ce génocide a une portée géopolitique indéniable. Voilà un État, la Turquie, qui veut imposer une conception déculpabilisante de son passé douloureux ; or, d’autres États souvent au nom du « devoir de mémoire », réfutent cette conception et reconnaissent un caractère génocidaire aux massacres qui ont été commis au printemps 1915. L’idée selon laquelle l’histoire serait écrite par les vainqueurs n’est donc pas totalement juste.
L’enseignement des génocides occupe une place conséquente dans les programmes scolaires d’histoire du second degré. La récente réforme du lycée devrait permettre de donner une lecture approfondie de la diversité des crimes de masse et de leur complexité, mais il est nécessaire de donner à leur contextualisation suffisamment de place sous peine de favoriser l’émotion que peut susciter l’étude des violences faites aux victimes au détriment de l’explication et de la réflexion critique.
La situation que connaît cet enseignement des génocides est-elle spécifique à la France ? Il est difficile de réaliser une comparaison internationale pour tous les génocides, en revanche, il existe des études relativement précises diffusées par l’UNESCO sur l’enseignement du génocide des Juifs dans les autres pays du monde. Comment leurs programmes scolaires l’intègrent-ils ?
L’enseignement du génocide des Juifs dans les programmes scolaires
En 2015, l’institut Georg Eckert a réalisé avec la coopération de l’UNESCO (Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture) une étude sur la présentation de l’enseignement du seul génocide des Juifs dans les programmes en vigueur en 2013 et 2014 dans 135 pays (près de 70 % sur un total théorique de 195 États en 2015). Ce rapport est en anglais , mais l’année suivante l’UNESCO a donné un condensé des principales conclusions qui reprend le titre du rapport : Statut international de l’enseignement de l’holocauste : cartographie mondiale des manuels et des programmes scolaires, résumé . Au cœur de l’étude, une carte commentée rassemble les informations collectées sur les programmes de 135 États. Celles-ci sont désormais anciennes, mais les grands équilibres de chacun de ces programmes scolaires n’ont pu être complètement bouleversés en six ou sept ans.
La « mondialisation » de l’enseignement du génocide des Juifs
Dans 65 pays, soit près de la moitié de l’échantillon (mais le tiers des États de la terre) — la France est parmi eux ; il s’agit surtout des pays du Nord —, les programmes scolaires font une place au génocide des Juifs ; il est étudié pour lui-même, avec des contenus spécifiques généralement inscrits dans l’histoire de la Seconde Guerre mondiale ou dans des chapitres dédiés à l’étude des atteintes aux droits de l’homme. Les auteurs de l’étude insistent sur la variété des dénominations qui servent à le désigner . Si le terme « holocauste » est le plus couramment usité, « shoah » l’est aussi ; les deux termes peuvent être utilisés ensemble dans certains programmes. La France a opté pour l’expression « génocide des Juifs et des Tziganes » ; elle n’est pas le seul pays à avoir fait un tel choix. Le terme « extermination » apparaît également seul ou associé à « Juifs ». Ces derniers sont le plus souvent désignés comme victimes, mais il arrive que certains programmes fassent référence à d’autres groupes persécutés : les Roms, les personnes handicapées, les opposants politiques ou enfin, les homosexuels.
Pour 46 pays, soit près de 35 % du total, le génocide des Juifs ne fait pas l’objet d’une leçon spécifique ; c’est le cas dans beaucoup de pays du Sud où il peut être évoqué de manière indirecte. Au Mexique, le génocide est abordé comme un exemple de violations des droits de l’Homme — ou comme conséquence de la guerre. Il peut l’être également à la faveur de leçons sur le nazisme ou sur la Seconde Guerre mondiale.
Enfin, il y a des pays où la référence au génocide des Juifs est absente, souvent parce qu’ils n’ont pas un enseignement spécifique d’histoire. Ils ne sont désormais qu’une minorité.
Ce qui frappe c’est le nombre élevé de pays qui jugent désormais nécessaire d’inscrire l’enseignement de l’holocauste dans leurs programmes scolaires. Si le mouvement a été initié en Europe, il a peu à peu gagné la plus grande partie du monde occidental et il est désormais présent sur les cinq continents avec, il est vrai, une importance qui peut varier. Comment expliquer un tel phénomène ? Quels mobiles conduisent des États à faire place à un tel enseignement ?
Les facteurs de diffusion de l’enseignement du génocide des Juifs
Si, de plus en plus de pays ont fait le choix de l’intégrer, c’est d’abord parce qu’ils attribuent à la connaissance des mécanismes qui conduisent au génocide, la capacité de prévenir contre leur retour. La prévention est l’argument de la plupart des initiatives menées à l’échelle internationale, notamment par l’UNESCO, pour encourager l’enseignement du génocide des Juifs. C’est par ailleurs une éducation qui conduit à promouvoir les droits de l’homme.
Aussi, dans beaucoup de pays, est-elle associée à la formation du citoyen. L’entreprise de marginalisation, puis de déshumanisation des Juifs dans l’Allemagne nazie a reposé sur une idéologie et sur des pratiques résolument discriminatoires que l’immense majorité de la société a fini par faire siennes. Si toutes les violations des droits humains ne débouchent pas sur l’extermination, elles n’en constituent pas moins le terreau qui peut le produire sauf à prémunir les futurs citoyens par l’éducation.
L’enseignement du génocide peut aider des sociétés qui ont connu des événements dramatiques à mieux les comprendre, voire à les surmonter. On cite souvent à cette occasion, certains États d’Europe de l’Est aujourd’hui plus enclins à glorifier le souvenir de la lutte contre le communisme que leurs compromissions dans la mise en œuvre de la Shoah . L’enseignement de l’histoire trouve là l’une de ses vocations premières : fonder une lecture critique du passé.
Enfin, il y a une éventualité qui ne pouvait être envisagée en 2015, c’est l’établissement de relations diplomatiques avec Israël dans le cas de certains pays arabes. Ainsi au Maroc, la normalisation des relations avec l’État d’Israël a d’emblée posé le problème de l’éducation et de la place à réserver à l’enseignement de la Shoah dans les programmes d’histoire. Le royaume y voit un moyen de lutter contre l’antisémitisme et… le radicalisme. Néanmoins, le cas du Maroc est sans doute particulier pour sa précocité. En effet, le Mémorial de la Shoah a signé depuis 2016 une convention de partenariat avec les Archives du Maroc ; ce pays étant un des rares États arabes à faire une place dans son histoire à la dimension juive de son passé.
Conclusion
L’enseignement des génocides et, tout particulièrement celui des Juifs, est traditionnellement l’objet de beaucoup d’inquiétudes. Parmi celles-ci, la disparition des derniers témoins est une préoccupation majeure au point de susciter des interrogations sur l’avenir même de l’enseignement de la Shoah. En l’absence de témoins ne doit-on pas craindre l’affaiblissement de cet enseignement ? On peut en douter. Ce qui précède démontre assez que l’enseignement de la Shoah loin de reculer a, au contraire, progressé dans les programmes scolaires et pourrait encore croître. C’est d’autant plus important que de nombreuses études montrent que c’est par l’école que les plus jeunes acquièrent une connaissance du génocide.
Ce qui est sûr, c’est que l’accueil du témoin dans les classes — accueil qui avait pris une grande place dans les pratiques pédagogiques entourant l’enseignement de la Shoah — va disparaître, et avec lui la surcharge émotive inhérente à la parole de celui qui a vécu les drames de la déportation. Il sera toujours possible de recourir aux nombreux enregistrements de témoignages et sans doute plus aisé de les soumettre à une écoute critique et à une mise en perspective. Ce qui va être perdu en émotion et en compassion sera certainement gagné en réflexion historique ; à la condition toutefois que l’effort de formation entrepris au profit des professeurs se poursuive et profite de l’étude d’autres génocides. L’histoire comparée des génocides n’est-elle pas la garantie d’une meilleure compréhension de ces crimes de masse ?


Gérald Attali
IA-IPR honoraire d’histoire-géographie