Isaac ALFANDARI : Une famille juive sous l’occupation à Marseille

mardi 9 mars 2021

Isaac ALFANDARI
Voici l’histoire d’une famille juive à Marseille durant la guerre 1939-1945 et l’occupation allemande.

Je suis né le 15 février 1924 à Smyrne (Turquie), comme plusieurs générations de mes ancêtres judéo-espagnols. Mon père Gabriel, né en 1888 a épousé ma mère Nahmiaz Vida née en 1896 le 11 septembre 1921 à Smyrne.
Issus tous deux de familles pauvres, ils ont dû travailler très tôt et n’ont eu aucune instruction en dehors de l’hébreu religieux. Je ne sais que peu de choses sur leur passé qu’ils évoquaient rarement. J’ai seulement appris que mon père avait été salarié en France dans une usine d’explosifs et qu’il était aussi parti chercher fortune en Argentine comme mon grand-père Nahmiaz et comme beaucoup de juifs turcs de cette époque. Retourné à Smyrne avec la mention « protégé français » sur ses papiers, il émigrera à nouveau en France en 1929 et fera venir sa famille en septembre 1930 : ma mère, David 8 ans, moi 6 ans et demi, Rebecca 2 ans, tous ne parlant que le judéo-espagnol. Judith naîtra en 1931. Nous obtiendrons la nationalité française en 1933.
Avram Nahmiaz, frère de ma mère, et son épouse quitteront aussi Smyrne pour Marseille, suivis en février 1931 par mon grand père Nahmiaz, âgé de 68 ans, qui mourra à l’Estaque, quelques années plus tard.
Le point de chute de la famille Gabriel est le quartier de l’Estaque-gare, où vivent déjà les familles des frères Isaac et Moïse, émigrés plus anciens. L’Estaquegare est une banlieue lointaine à une heure de tramway du centre de Marseille. Population pauvre de manœuvres italiens, espagnols et marseillais d’origine, travaillant dans les tuileries, cimenteries et le port. C’est un quartier ancien avec une rue principale commerçante, la rue Lepelletier, avec un commissariat de police, une gendarmerie et une école communale non mixte. Nous étions reliés à Marseille par une gare SNCF et un tramway, n° 36. Quand la guerre éclate, les trois familles Alfandari vivent à peu de distance l’une de l’autre.
 Moïse, le benjamin, tient un petit magasin dans la rue Lepelletier. Ses deux fils, André et Victor, vont à l’école Pigier et à l’école d’électricité à Marseille, la petite Betty à la communale. Très assimilé et beau parleur, Moïse discute politique avec ses amis.
Isaac, marchand forain peu fortuné, a une fille, Judith, l’aînée, et quatre garçons : Henry, Raymond, Victor, Jacques. Ils habitent tout près de la gendarmerie. Son épouse Rose est connue dans les environs pour ses talents de rebouteuse et elle a même soigné des gendarmes. Leurs enfants travaillent après le certificat d’études.
Gabriel, l’aîné, mon père, a aussi un magasin dans la rue Lepelletier, accolé au « Bar des Amis », dans une maison d’un étage, avec appartement à l’étage. Doux et taciturne, c’est un juif pratiquant discrètement et fidèlement ses prières, sa cacheroute achetée à Marseille et ses fêtes religieuses avec fermeture obligatoire du magasin. Nous avons vécu notre jeunesse baignée dans une foi sincère et simple, sans érudition, accompagnée de la bénédiction paternelle à chaque moment crucial de notre vie.
Mon père travaillait très dur. En plus du magasin, il faisait les marchés et le colportage : un énorme ballot sur l’épaule et une lourde valise à la main, il se rendait à pied jusqu’au quartier de Riaux, à 3 km, pour vendre à crédit sans autre garantie qu’une confiance mutuelle et un relevé écrit en hébreu sur son livre de comptes. L’été, il parcourait aussi les sentiers des petites stations de la Côte Bleue : Ensuès/La Redonne, Niolon, Carro/La Couronne, avec son énorme ballot et sa valise. Je l’accompagnais parfois pendant les vacances scolaires et je me souviendrai toujours de ce petit homme trapu de 1,56 m, transpirant sous son vieux chapeau mou, le visage et le cou brûlés par le soleil : jamais de plaintes, jamais malade et tout fier de présenter à ses clientes ce fils qui « allait devenir médecin ». Son seul horizon, sa famille, l’avenir de ses enfants et la constitution d’un pécule pour sa retraite.
Ma mère, comme les femmes turques, ne quittait pas la maison. Mon père faisait tous les achats. Elle avait fort à faire pour nourrir six bouches et prendre soin d’eux, ménage, lavage à la main, reprisage, etc., et servir les clientes du magasin en l’absence de mon père. Notre vie devait ressembler à celle des habitants du quartier. Très peu de confort dans notre intérieur : d’abord un seau hygiénique, « la tinette », avant d’avoir un WC commun avec le bar voisin. Pas de douche, pas de chauffage dans les chambres glacées en hiver. Une cuisinière à boulets de charbon dans la cuisine peinte à la chaux. Pas de TSF, jamais de vacances ; le seul loisir : le cinéma du dimanche dans les quartiers voisins. En été, luxe suprême, nous descendions à l’Estaque-plage avec un pique-nique que nous mangions dans un bar en buvant une bouteille de bière et de limonade. Nous étions heureux. Quand la guerre éclata, nous étions connus de tous les habitants, du commissariat, de la gendarmerie, sous le vocable : « les juifs », je pense sans aucune connotation raciste. Comment pouvions-nous donc nous soustraire à l’obligation vichyssoise du 2 juin 1941 ? Nous nous sommes faits recenser comme juifs le 30 juillet 1941, puis tamponner sur nos cartes d’identité : « Juif » après le 11 décembre 1942 et le piège s’est refermé sur nous.
Jusque-là nous avions vécu comme tous les Français, si ce n’étaient les nouvelles alarmantes concernant les juifs de la zone occupée. J’ai pris régulièrement le train, Estaque – Marseille pour suivre mes études au lycée Saint-Charles. En août 1941, j’ai travaillé comme volontaire dans une ferme quelque part en France pour remplacer les paysans prisonniers de guerre en Allemagne. En juillet 1942, j’obtiens mon premier baccalauréat et je suis requis pour la défense passive avec combinaison et casque. En juillet 1942, mon frère est convoqué comme tailleur aux Chantiers de Jeunesse à Hyères : mauvaise et maigre nourriture et lits pleins de puces. Au bout d’un mois, il en est chassé parce qu’il est « Juif ». Il y a rencontré Julien Tassy, fils de paysans du Pas-des-Lanciers (première gare après l’Estaque en direction de Salon).
313Lorsque les Allemands entrent à Marseille, le 11 novembre 1942, la peur commence à s’installer chez nous. Les familles se rapprochent encore plus. Les alertes se succèdent. Contrôles identitaires, recherches pour le STO, etc., nous obligent à nous cacher, nous les trois grands : David, moi et André. En janvier 1943, Victor, interne à l’école d’électricité, a eu vent des barrages et des rafles en préparation. Réunion affolée des familles, délégation au commissariat qui confirme. Que faire ? Nos parents exigent que les trois aînés se mettent à l’abri. Où ? Chez les Tassy au Pas-des-Lanciers, c’est-à-dire de l’autre côté des collines de l’Estaque. Nous quittons nos mères en pleurs et avec la bénédiction de nos pères nous partons pour la traversée des collines de l’Estaque, par un froid glacial pour arriver à la nuit épuisés chez les Tassy. Mais les Allemands sont à côté et dès le lendemain matin, nous devons quitter notre abri. Retour à la maison : rien ne s’y était produit.
Deux jours plus tard, mon groupe de défense passive est requis pour l’évacuation du quartier du Vieux Port qui va être détruit par les Allemands. Je pense que ce jour-là j’ignorais totalement le sort des juifs du quartier et de la rafle de l’Opéra. Peu de temps après, je ne sais pas par l’intermédiaire de qui, tous les enfants sont confiés à une association chrétienne qui cache les jeunes juifs dans une colonie de vacances, à l’hôtel de la Grotte, au Plan-d’Aups, dans le massif de la Sainte-Baume. Malheureusement le groupe éclate en mai 1943 et les enfants reviennent chez eux.
1ère arrestation : David, chassé des Chantiers de Jeunesse est requis par le STO aux Chantiers navals de la Ciotat. Il logera chez un particulier et rentrera tous les week-ends à l’Estaque. Le 10 mai 1943, avec sa carte tamponnée « Juif », il est arrêté dans le train par la Gestapo, enfermé à la prison Saint-Pierre, puis à Drancy. Nous le saurons par des bouts de papier, parvenus on ne sait comment, chez nos amis Puget, puis par notre correspondance et l’envoi de colis au camp. Dans ses dernières lettres des 22 et 23 juin 1943 lancées du convoi n° 55, qui l’emmenait vers la mort, il nous disait tout son espoir de nous retrouver tous un jour et nous exhortait au courage.

Cette arrestation pousse nos parents à fuir l’Estaque. En juillet 1943, après mon 2e baccalauréat, Gabriel et Moïse installent leurs familles à Gréoux-les-Bains occupé par les Italiens et font le va-et-vient entre les deux villes pour ne pas abandonner les magasins. Mais en octobre, au moment du renouvellement des cartes d’alimentation, la mairie exige notre inscription en qualité de « Juif ». Nous repartons donc chez nous et je m’inscris à la Faculté de médecine pour l’APM.
2e arrestation : l’oncle Moïse le jeudi 30 décembre 1943 est seul avec sa fillette dans son magasin quand deux hommes lui demandent ses papiers. Ils viendront chercher le reste de sa famille d’abord chez nous, puis chez l’oncle Isaac où elle se trouvait. Ils emmèneront Moïse, son épouse Djoya et Victor. André, impuissant sera retenu dans un bar par ses amis. André et Betty seront pris en charge par M. Thomas, grand résistant, et André sera blessé en faisant le coup de feu contre les Allemands lors de la libération de Marseille.
Je n’avais jamais compris pourquoi nous n’avions pas tous été arrêtés ce jour-là, jusqu’à ce que j’apprenne que Moïse avait été dénoncé comme gaulliste par un commerçant du quartier.
3e arrestation : ma famille fuit à nouveau à Saint-Michel-l’Observatoire, puis je ne sais pas pourquoi, revient à nouveau à l’Estaque. Le 29 avril, mon père est parti faire des courses à Marseille. Deux ou trois hommes en civil, se présentent pour nous arrêter. En attendant mon père, ils nous rassemblent dans la chambre de mes parents et fouillent partout. Ils découvrent une valise contenant toutes nos économies. Ils repartiront avec, en promettant de revenir nous chercher. À son retour, mon père, désespéré d’avoir perdu les fruits de toutes ses années de labeur et persuadé que nous avions été bernés par de faux policiers, va déposer une plainte pour vol, enregistrée sous le n° 50670 cote 5 du 30 avril 1944 par le commissariat de la police locale.
En juin 1944, je travaille comme STO à l’usine de la Sotève au Pasdes-Lanciers, où l’on transforme du genêt en fibres textiles utilisées pour la fabrication de filets de camouflage allemands. Lorsque je rentre à l’Estaque le soir du 8 juillet, un ami et voisin, Honnorat, m’attend à la gare pour me prévenir de l’arrestation de mes parents, papa, maman et Rébecca, alors que Judith ayant fui par la courette, a été récupérée par lui.
Je repars à Pas-des-Lanciers avec Judith. Je veux rendre un hommage trop tardif à la maîtrise de l’usine de la Sotève, aujourd’hui disparue, qui, connaissant mon identité, m’a toujours protégé et aidé dans ces moments difficiles. Un ingénieur, dont j’ignore le nom, et son épouse ont recueilli Judith chez eux pendant plusieurs jours. En retournant dans leur région d’origine, en Alsace ou en Lorraine, le couple a déposé Judith chez une voisine de l’oncle Nahmiaz en Avignon. Prévenu à Pierrelatte où il était caché avec sa famille, il récupérera ma sœur.
Que sont devenus mes parents ?
Enfermé à la prison des Baumettes, mon père partira vers Drancy, le 18 juillet et vers Auschwitz le 31 juillet dans le convoi n° 77. Le 26 octobre, il était encore vivant et en bonne santé, affecté au commando de ravitaillement des femmes. Ma mère et Rébecca quitteront les Baumettes le 1er août dans un convoi comprenant de nombreux résistants, qui sera détourné et libéré le 4 août à Annonay par le maquis AS de Vanox. Elles seront hébergées à l’hôpital de Saint-Agrève où Albert Nahmiaz, averti par une amie qui a reconnu ma mère à Saint-Agrève, viendra les chercher depuis Pierrelatte. À La Libération, j’ai tenté de reprendre mes études médicales, mais j’ai dû rapidement les abandonner pour subvenir aux besoins des rescapés de ma famille en reprenant le commerce paternel.
Aujourd’hui les membres encore vivants des familles Alfandari sont éparpillés entre la Corse, Paris, Lyon et Marseille.