Les personnes déplacées : un vide peut-etre comblé ?

lundi 22 février 2021


Le dernier ouvrage de Nathalie Cau remet en avant un phénomène resté jusqu’ici peu visible dans l’historiographie de la Shoah : celui des expressions artistiques, très diverses, mises en œuvre après 1945 par les Juifs ayant survécu à l’entreprise d’extermination nazie.


Il n’y a pas d’événement dont l’historiographie soit plus riche que celle de la destruction des Juifs d’Europe au xxe siècle ni qui ait suscité de questions philosophiques aussi radicales. Savoir s’il est légitime de représenter l’événement de la Shoah, s’il est possible d’imaginer un art après Auschwitz, se demander quels réaménagements de la culture occidentale et quelles sutures symboliques peuvent être imaginés sont quelques-unes des problématiques qui n’ont cessé de hanter la conscience européenne. Étonnamment, aussi riche qu’elle soit, la réflexion s’est pourtant privée d’un regard essentiel et d’un point de vue de première main : la manière dont les survivants des camps se sont réappropriés eux-mêmes leur propre histoire. On l’a oublié, mais une grande partie des Juifs ayant survécu aux différentes formes d’extermination nazies se sont retrouvés en 1945 dans des camps de personnes déplacées mis en place par les organisations internationales naissantes en Allemagne, y restant pour certains pendant presque une décennie. Interdits de partir en Israël et quasiment emprisonnés, mêlés à d’autres survivants, les Juifs des camps d’après-guerre ont cherché à sauver ce qui pouvait encore être sauvé de l’héritage de la culture yiddish et à mettre en scène leur expérience traumatique.


Préfacé par Annette Becker, le livre de Nathalie Cau retrace leur histoire, en s’intéressant tant aux formes culturelles canoniques (le théâtre, l’opéra) produites dans les camps qu’aux différentes « performances » constituées par exemple par la fête de Pourim (qui met en scène le triomphe d’Esther et prend dans ce contexte une immense force symbolique), les présentations de nouveau-nés ou des spectacles de boxe. Dans les camps de personnes déplacées, les juifs « DP » (displaced persons), près de cinquante-cinq mille, mettent en scène à leur manière les déportés et leurs bourreaux et théâtralisent les camps de la mort, ils rappellent et célèbrent la résistance du ghetto de Varsovie, ils proposent des formes expressives allant d’un théâtre documentaire à des spectacles expressionnistes, en passant par des chansons yiddish traditionnelles, des adaptations des Misérables ou des carnavals de Pourim transformés en des fêtes transgressives de triomphe sur le projet génocidaire, tordant le cou à toutes les inepties sur la passivité des communautés et le caractère abstrait, métaphysique, voire indicible de la Shoah. Au contraire, les « DP » défilent en portant un panneau affirmant que « l’existence d’un peuple est fondée sur sa culture et son art » et célèbrent avec gaieté l’espoir messianique, devenu dans leurs conditions encore très difficiles des camps un besoin impérieux. « Libérés, mais non pas libres », ils luttent contre leurs protecteurs anglais leur interdisant la Palestine, militent en défilant ou en fabriquant des maquettes de bateaux, et cherchent à se venger symboliquement de leurs bourreaux en mettant en scène la pendaison d’effigies d’Adolf Hitler, écrivant son nom en lettres hébraïques comme une sorte d’exorcisme, transformant par ces performances la destruction en un mythe de survie et un rêve de nouvelle patrie. Chacune à leur manière, ces diverses affirmations de la communauté contribuent puissamment à la manière dont les Juifs survivants construisent une identité que les nazis ont essayé d’oblitérer avant de pouvoir partir en Palestine. Elles questionnent le silence divin durant la destruction et mettent en scène une possible reprise de dialogue au présent rompant le silence des camps.


Loin d’être invisible, cette mobilisation artistique des survivants qui se retrouvent et se réinventent autour d’un projet politique, l’émigration vers Israël, a frappé en son temps les esprits : l’arraisonnement de l’Exodus en 1947 avait sensibilisé l’opinion publique internationale et certaines troupes vinrent jusqu’au Théâtre Sarah-Bernhardt à Paris présenter leur spectacle. En 1946, un article du New York Times évoque ainsi les « deux mémoriaux à Bergen-Belsen, une dalle de pierre rappelant la tragédie des morts de masse et un autre vivant, représenté par les acteurs du “Katzet theater” dont les créations restituent les tortures endurées par les Juifs aux mains des nazis ». Un oubli historiographique immense avait frappé pourtant depuis lors ces camps, qui furent le lieu où s’expérimenta le modèle moderne du camp humanitaire géré par les organisations internationales. À l’étude inédite d’un sursaut intellectuel aussi bouleversant qu’occulté, les derniers feux d’une culture qui, passée d’un type de camp à un autre, récuse sa destruction, se joint une approche méthodologique nourrie par un croisement des études théâtrales et de l’ethnologie dans un geste profondément novateur, appelé à faire date et à se redéployer sur d’autres terrains d’enquête. Montrant la continuité des formes de vie et de l’art, l’anthropologie culturelle de la performance, s’appuyant sur les archives pour faire revoir l’événement, s’impose comme une méthode historiographique puissante et novatrice. Érudit et parfaitement documenté par de nombreuses photographies inédites, aussi inspiré qu’élégant, le travail de Nathalie Cau fait surgir un surgissement. Nous pouvons désormais nous en nourrir pour méditer sur la question de la représentation, le pouvoir de sauvetage de l’art, sa capacité à inverser les destins, son aptitude à performer le souffle d’un « nous », en nous intéressant à travers cet essai à cette immense expérience culturelle, celle d’un monde, le Yiddishland, qui refusa l’anéantissement.


L’Attente. Dans les camps de personnes déplacées juives, 1945-1952
Nathalie Cau
Préface d’Annette Becker