Brève mise au point sur le mythe de la passivité des Juifs pendant la Shoah

lundi 23 novembre 2020

Le mythe de la passivité des Juifs pendant la Shoah reste encore très vivace. Il est vrai que l’on peut être saisi de vertige à la lecture des seuls chiffres qui rendent compte de l’ampleur du crime de masse. Ils sont si élevés que la conscience ne se résout pas à accepter qu’un tel crime ait pu avoir lieu sans résistance. Cependant, la recherche historique a suffisamment progressé pour apporter un démenti à un tel mythe et, par voie de conséquence, expliquer ses origines.
L’histoire de la résistance juive a connu une évolution assez proche de celle qui a marqué l’historiographie de toute la résistance. Les premiers historiens de la Shoah ont d’abord minimisé son importance quand ils n’ont pas simplement nié son existence. C’est en particulier le cas du plus important d’entre eux, Raul Hilberg. Il la jugeait impossible pour au moins deux raisons. La première peut être qualifiée de fonctionnelle : les Juifs n’ont pas résisté parce qu’ils n’auraient pas pu le faire à cause des conditions mêmes que les nazis leur ont imposées, préalablement à leur extermination. La seconde trouverait ses origines dans la culture même des Juifs d’Europe : ils en auraient été aussi empêchés par une tradition de passivité et de résignation forgée par une éducation traditionnelle. Ces explications ne peuvent tout à fait s’abstraire du présupposé qu’il n’y a de véritable résistance que clandestine et armée.
Cette manière exclusive d’appréhender la résistance est aujourd’hui largement remise en cause par la recherche historique. Les historiens ont imposé l’idée que la résistance ne pouvait se limiter aux seules actions armées conduites dans la clandestinité ; elle devait être élargie à toutes celles menées avec la volonté de contester, de contourner, de fuir voire simplement d’infléchir les dispositions prises par les nazis pour persécuter ou exterminer toute une population. Combattre la faim et l’appauvrissement par des mesures d’assistance, fabriquer des faux papiers en vue d’une évasion ou simplement écrire pour conserver la mémoire de terribles événements sont des actions que les historiens assimilent à une résistance bien réelle, mais non armée.
Résignés et donc, pour cela, en partie responsables ! En acceptant de coopérer avec les autorités nazies, les responsables d’associations communautaires se seraient rendues complices de l’entreprise d’extermination. Dans l’inconscient collectif, c’est une des conclusions les plus accablantes du mythe de la passivité des Juifs. Elle résulte en grande partie de l’étude des comportements et des décisions prises par les dirigeants au sein des « conseils juifs » (Judenräte) créés par les nazis dans tous les territoires au fur et à mesure de leurs conquêtes en Europe. Dès les années de guerre et plus encore après, leur action a fait l’objet de critiques récurrentes et souvent violentes. Critiques auxquelles Raul Hilberg, d’abord, a apporté une caution scientifique avant qu’Hannah Arendt ne leur donne ensuite un retentissement international.
« Partout où il y avait des Juifs, il y eut des responsables juifs, reconnus comme tels, et ces responsables, à de très rares exceptions près, collaborèrent, d’une façon ou d’une autre, pour une raison ou une autre, avec les nazis. La vérité, c’est que, si le peuple juif avait vraiment été désorganisé et sans chef, le chaos aurait régné, et beaucoup de misère aussi, mais le nombre des victimes n’aurait pas atteint quatre et demi à six millions.  » 
En quelques années, la recherche historique a permis de renouveler la connaissance des résistances juives. D’une part, les historiens ont peu à peu mis à jour les nombreuses réactions fondées sur le recours à la force et toujours avec un armement très insuffisant, voire inexistant. La plus connue est l’insurrection du ghetto de Varsovie en avril 1943, mais on sait désormais qu’il y en eut bien d’autres, dans des ghettos et quelquefois au cœur des usines de mise à mort. D’autre part, avec une meilleure connaissance du nazisme, les historiens ont peu à peu pris la mesure des effets de « l’aryanisation » d’abord en Allemagne puis dans le reste de l’Europe sous la domination nazie. Celle-ci a entraîné la marginalisation croissante d’une population d’abord poussée à l’exil, avant d’être déportée puis enfin exterminée. Dans ce contexte, ce sont les formes de résistance civile, fondées sur l’entraide et le sauvetage qui ont pris le dessus ; les « conseils juifs, si souvent vilipendés, y ont pris leur part. Par voie de conséquence, cette histoire vient aussi contredire l’idée qu’existerait au cœur de la culture juive un fatalisme qui aurait facilité l’entreprise d’extermination des nazis.
La construction même de la mémoire résistante au lendemain immédiat de la guerre a sans doute contribué à la diffusion de mythe de la passivité. Ainsi, pour ne prendre que l’exemple de la France, les mémoires gaulliste et communiste, bien que rivales se sont longtemps accordées pour glorifier la seule résistance par les armes. Si les choses ont changé aujourd’hui, c’est grâce au profond renouvellement qu’a connu l’historiographie de la résistance en France.

Gerald Attali 

IPR