Les bus de la honte

vendredi 26 juin 2020


Les bus de la honte


Jean-Marie Dubois et Malka Marcovich


Cette intervention est dédiée à Maya Surduts, décédée le 13 avril 2016 et qui nous a accompagnés durant tout le cheminement de notre recherche, .


Maya Surdutz, née en 1937 à Riga, fille de grands intellectuels juifs qui ont émigré en France en 1938, elle a traversé avec détermination toutes les grandes périodes de l’histoire du monde et de notre pays. On la connaît surtout en France depuis la fin des années 1970 pour son engagement féministe sans concession.


Pourquoi Les bus de la honte ?
Les bus de la honte , est un ouvrage où se mêlent histoires personnelles et l’histoire avec un grand H. La structure du livre et sa rédaction à quatre mains nous ont en quelque sorte été imposées par toute une conjoncture d’événements que nous relatons et qui ne sera pas le sujet de notre intervention aujourd’hui.
C’est par un singulier concours de circonstances que nous avons découvert que le grand-père maternel de Jean-Marie, le Lieutenant Colonel Lucien Nachin (1885-1951), grand ami du Général de Gaulle - présenté souvent à tort comme son premier biographe et décrit par Philippe de Gaulle comme son seul vrai ami- fut l’un des principaux responsables de la société́ de transport des autobus parisiens (la STCRP) durant l’occupation allemande.
En effet, 95 % des déportés juifs, mais aussi de très nombreux résistants et communistes, ont été́ convoyés en bus durant cette période, pour être ensuite acheminés en train vers les camps d’extermination et de concentration.
En mars 2014, nous avons donc entamé une recherche de près de deux ans pour comprendre de quelle manière la Société des transports en commun de la région parisienne, la STCRP, société de droit privé, fut un maillon essentiel de la Solution finale en France.
Nous avons tous en mémoire, la photo du Vél d’Hiv, l’unique dit-on bordé d’autobus le 17 juillet 1942. Mais le plus souvent, ces transports apparaissent comme secondaires, un détail, comme l’arrière-plan flou du système global de la déportation.


Les activités de Lucien Nachin pendant la guerre sont demeurées enfouies dans la mémoire familiale et collective. Cette découverte glaçante, in extremis, nous a permis de révéler la manière dont cet ancêtre, grand intellectuel, féru de stratégie militaire, avait pu mettre tout son talent d’organisateur au service de la société des autobus pour l’organisation de la Solution finale en France. Il appliqua avec détermination et zèle, et parfois même avant que l’ordre ne lui ait été donné, les directives de Vichy. Il est la personnification même de ce que Maître Michel Zaoui a identifié comme un « assassin de bureau ».


Après la guerre, Lucien Nachin a su tirer son épingle du jeu. Sans doute grâce à des protections de haut niveau, il est parvenu à échapper au déshonneur de l’épuration, épuration qui n’épargnera ni ses ses collègues de même niveau, ni de niveaux inférieurs dans l’entreprise.
Notre ouvrage décrit le cheminement de notre recherche, avec ses difficultés - notamment par rapport à la question des archives – les résistances toujours très prégnantes à l’évocation de la collaboration économique sans foi ni loi des entreprises privées et publiques au service de Vichy et de l’occupation allemande. 
A l’heure où disparaissent les uns après les autres les témoins de cette période, il nous a semblé indispensable de réfléchir à ces territoires de silence, tant dans la construction des récits familiaux que dans le récit national, les mécanismes de la transmission du déni, les ambiguïtés persistantes de la Collaboration, les limites du devoir de mémoire qui semble de plus en plus s’articuler dans un jeu de clair-obscur.


La trace des bus dans les lieux de mémoire.


Au Mémorial du camp des Milles, se trouve un wagon à bestiaux, près de la voie de chemin de fer qui menait au camp. Cette image est tout à fait conforme à la réalité. Les internés franchissaient à pied l’espace qui les séparait du camp des convois de déportation.
Au mémorial du camp de Drancy, le wagon à bestiaux constitue le symbole même de la déportation des juifs de France. C’est devant ce wagon que se tiennent toutes les cérémonies mémorielles, œcuméniques, républicaines… pour le plus jamais ça.
Pourtant, jamais aucun convoi de déportés n’est parti de la Cité de la Muette à Drancy. Les juifs étaient acheminés en bus vers la gare du Bourget entre juin 1942 et juillet 1943, et vers la gare de Bobigny de juillet 1943 à juillet 1944.
Unique image d’un bus à Drancy conservée dans les archives, celle qui montre un autobus ayant livré sa « cargaison » de raflés devant le camp de Drancy après la rafle du 20 août 1941.


La STCRP et son rôle dans la solution finale des juifs de France
La Société des transports en commun de la région parisienne, la STCRP, créée en 1921, était une société de droit privé au service du public, dirigée par un digne représentant de l’affairisme d’avant-guerre, André Mariage, qui exploita avec une grande habileté – financièrement parlant – les moyens de transport de surface dans Paris et sa banlieue.
Les tramways disparaissant en 1938 des rues de la Capitale au moment où la SNCF est créée, la STCRP administre alors uniquement les réseaux d’autobus. C’est, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, une entreprise de premier plan. En 1937, plus d’un milliard de passagers sont ainsi transportés chaque année, et environ 25 000 agents sont employés dans les divers services. Leur statut est quasi identique à celui des employés de l’État. Les dirigeants sont obligés d’appliquer, à regret, les avancées sociales issues du Front populaire : semaine de quarante heures, réajustement des salaires, nouvelles indemnités, etc.
La drôle de guerre lui porte un coup fatal, mais elle remplit pleinement son devoir. 13 000 agents sont mobilisés et 2 000 véhicules réquisitionnés pour divers mouvements de troupes françaises. L’effort demandé aux salariés est considérable. Proche de la CGT, le syndicat général du personnel est dissous, et toute contestation interdite. Des révoltes parfois violentes accompagnées de distributions de tracts et d’actes de vandalisme s’ensuivent. Tout cela, évidemment, pour s’opposer à l’application drastique par la direction du personnel des nouveaux textes de loi sur le temps de travail. Il arrive que les machinistes enchaînent jusqu’à dix-huit heures par jour. Seules 75 lignes d’autobus sur 199 fonctionnent. Le trafic s’effondre. Le 12 juin 1940 sonne l’arrêt total de l’exploitation. Les véhicules permettent au personnel de fuir devant l’ennemi, de nombreuses autres administrations profitent des autobus pour évacuer de Paris documents et dossiers sensibles.
Une fois l’armistice signé, la direction de la STCRP engage d’âpres négociations avec les autorités françaises et allemandes pour rapatrier vers la capitale hommes et matériel. Sur les 3 500 autobus de l’Exode rassemblés depuis dans le sud de la France, 1 200 sont petit à petit ramenés vers Paris. Si la STCRP lutte pour sa survie, le métro, en revanche, voit son trafic augmenter considérablement. Devant ce dysfonctionnement, la loi du 26 juin 1941 émanant du gouvernement de Vichy fait fusionner à dater du 1er janvier 1942 les deux réseaux – métro et autobus – en une seule entité. La CMP (compagnie du chemin de fer métropolitain de Paris), qui exploitait jusqu’alors le seul réseau du métro, absorbe la STCRP. Une fusion fictive dans les faits, car cette société va continuer de mener ses affaires de manière quasi indépendante pendant les années d’occupation. Et c’est là tout le problème. Rappelons que la CMP (Compagnie du chemin de fer métropolitain de Paris) appartient au baron Edouard Louis Empain, qui quittera la France dès 1943 pour se réfugier dans l’Espagne franquiste, et ne sera pas condamné à la Libération, puisqu’il décède en 1946.
Pierre Mariage, fils d’André, parvient à assurer l’autonomie de la STCRP au sein d’une « direction du réseau de surface » affiliée à la CMP qui continue d’occuper les locaux du quai des Grands-augustins dans le sixième arrondissement de Paris. Devant les nombreuses pénuries d’essence, d’huile, de pièces détachées, le trafic des bus continue de s’étioler. Privée d’une grande partie de ses recettes, la STCRP hésite de moins en moins à mettre son matériel roulant et ses ateliers à la disposition des Allemands, contre rétribution. Officiellement présentée comme une stratégie de négociation et de survie de l’entreprise, cette collaboration s’avère extrêmement lucrative. Ces « services spéciaux » pour le compte de l’État, de Vichy et des autorités allemandes sont discrètement appelés « recettes accessoires » et « recettes marchandises, messageries et transports divers ». Ces dernières augmentent respectivement de 1 031 % et de 266 % durant les premières années de l’occupation. Même le célèbre et gigantesque atelier de la rue Championnet, centre névralgique de la résistance au sein de la STCRP, sert à réparer et à entretenir les véhicules allemands. Ces profits bénéficient aux dirigeants et actionnaires de la société, mais nullement aux employés. Car pour mettre en œuvre ces « services spéciaux », la direction du personnel décide de convaincre ses agents de travailler pour l’occupant. Tous les moyens de coercition sont bons ; les communistes, résistants et autres « déviants » sont évincés, y compris les « agents coupables ou suspectés d’intelligence gaulliste ». Cette politique d’entreprise très sévère et particulièrement zélée amène à des dénonciations à la Préfecture de police, avec des conséquences dramatiques : renvois, arrestations, internements, déportations.
Nous avons consulté avec effroi ces listes où défilent les noms des agents dénoncés par la direction du personnel à la Préfecture de police. Il s’agit vraiment d’une « épuration de l’entreprise », qui n’aura de cesse de s’appliquer jusqu’à la fin de la guerre. La législation de Vichy et le credo « un client est un client » demeurent la priorité. Les témoignages abondent, les rares archives qui ont subsisté sont incontestables. Par son caractère stratégique, la STCRP, avec ses autobus, ses ateliers performants et ses conducteurs connaissant parfaitement Paris et sa banlieue, ne peut échapper à l’emprise de Vichy, de la préfecture et donc de l’occupant. Mais la véritable hargne dont font preuve ses dirigeants pour se débarrasser des agents récalcitrants et à mettre en œuvre les directives pétainistes dépasse l’entendement ; la direction du Métropolitain quant à elle n’applique pas tous ces textes à la lettre.
Ce système de sélection de bons éléments permet également de participer de manière « plus efficace » au transport des prisonniers et aux rafles des Juifs, et ce jusqu’à la Libération.
Tout est mis en œuvre pour que l’utilisation des autobus soit optimisée. Ce sont ainsi les mêmes autobus qui emmènent vers Drancy les policiers et gardiens de la paix à qui l’on a donné rendez-vous Porte de la Villette afin qu’ils escortent les déportés jusqu’aux convois de la mort.
Il n’est pas excessif de parler de ballet incessant d’autobus à Paris et en région parisienne durant l’Occupation. Si en définitive peu de gens ont vu les wagons à bestiaux de près, l’ensemble de la population parisienne a vu passer ces autobus remplis de prisonniers de tous âges encadrés de gendarmes.
Les langues semblent se délier depuis la rédaction de notre livre. Récemment, un lecteur des Bus de la honte nous écrivait que durant l’Occupation, il était collégien au collège Saint-Michel de Picpus, face à l’hôpital Rothschild, d’où il voyait les autobus partir avec les malades et les vieillards.
Ces véhicules qui font partie du décorum parisien ont fait des parcours d’une incroyable et terrifiante diversité : les bus sont au bas des immeubles lors des rafles parisiennes qui débutent dès 1941, nous les retrouvons bien sûr lors de la grande rafle du Vél d’hiv les 16 et 17 juillet 1942, ils emmèneront certains juifs directement à Drancy, d’autre quelques jours plus tard. Ce sont encore eux qui emmènent tous ces juifs vers les gares parisiennes qui partiront vers Beaune la Rolande et Pithiviers, mais aussi à Compiègne Royallieu. Quand les juifs de la zone libre sont déclarés « déportables » ce sont encore des autobus qui les attendent dans les gares parisiennes à destination de Drancy via les camps d’extermination. Ainsi le convoi n°52 du 23 mars 1943 qui quitte le camp de Drancy comportait 994 personnes dont 780 originaires de Marseille, victimes de la grande rafle des 22 et 24 janvier 1943. Parmi eux 66 enfants. Personne ne reviendra. Ils ont tous pris des autobus à destination de la gare du Bourget d’où le train de la mort les mènera dans le camp d’extermination de Sobibor.


Témoignages
Le 12 décembre 1941, 743 Juifs considérés comme influents, pratiquement tous français, sont arrêtés à leurs domiciles pas la Feldgendarmerie et la Sipo-SD Ils sont regroupés à l’École militaire et conduits dans la nuit en bus vers la gare du Nord, pour le camp de
Compiègne-Royallieu. Georges Wellers décrit :
De l’extérieur, nous entendions le bruit de moteur de plusieurs autobus et nous avons compris qu’on nous évacuait du manège. Les autobus firent la navette jusqu’à 9 heures du soir, et tout le monde finit par être embarqué […]. Il pleuvait. Paris était plongé dans une obscurité profonde, on ne reconnaissait pas les rues, on ne voyait âme qui vive. Après un quart d’heure de route, l’autobus nous amena à la gare du Nord. Il fallut en descendre en vitesse.


17 juillet 1942 rafle du Vel d’Hiv
Toutes les familles des immeubles voisins sont rassemblées sur le trottoir. Les agents canalisent vers l’autobus puis y font monter le plus de monde possible […]. L’autobus est plein, surchargé même. On a entassé les gens à la va-comme- je- te- pousse.
L’autobus est comme défiguré ! […] L’autobus roule. Le chauffeur passe mal les vitesses. Ça grince. On ne va pas loin, seulement jusqu’au commissariat. Alors, c’est ça ? Un autobus pour aller jusqu’au commissariat ? Ça en fait rire quelques-uns et ça en rassure d’autres […].
Mais ils sont à peine descendus qu’on les fait remonter, et cette fois-ci en les comptant, liste en main. L’autobus redémarre brusquement et ceux qui sont entassés dans le couloir et sur la plate-forme perdent l’équilibre […].
La file d’autobus prend les boulevards des Maréchaux. Au pied des poteaux d’arrêt, les travailleurs du matin regardent passer ce convoi d’autobus sans comprendre pourquoi ils poireautent depuis des heures […]. La file d’autobus quitte les boulevards des Maréchaux puis longe la Seine vers le quai de Grenelle.
Le Vel d’Hiv. Il y a déjà une longue file d’autobus le long du trottoir.
Gabriel Wachman


Arrivée des enfants de Pithiviers
On déporta les parents directement de Pithiviers et on envoya les enfants par groupes de 1 000 mêlés à 200 grandes personnes étrangères à Drancy.
Ces enfants étaient âgés de deux à douze ans. On les déchargea des autobus au milieu de la cour comme de petites bestioles.


Départ dans la cour de Drancy
On voit un petit bonhomme de trois ans et quelques mois sortir seul – sans bagage, sans couverture, sans vivres – de la masse d’ombres confuses et parcourir seul, d’un pas assuré, les cent mètres qui le séparent de la colonne qui, près de la porte, attend l’autobus.
Les inspecteurs les plus endurcis n’ont pu s’empêcher d’être silencieux à ce moment-là.


Ensuite, ce fut le tour de René Blum. Les inspecteurs et les gendarmes savaient de qui il s’agissait. Quand son nom fut prononcé, de tous les côtés, j’ai entendu des murmures : « V oilà Blum », « C’est le frère de Léon Blum. » Une vingtaine de regards suivaient la haute silhouette de René Blum qui s’approchait de la table […].
Il continua son chemin vers la sortie d’un pas lent et sûr, se tenant droit et le sourire aux lèvres. Le chuchotement des assistants l’accompagna jusqu’à l’autobus.


Témoignage de Georges Horan qui fit partie de l’équipe dite du Bourget
L’équipe du Bourget est une équipe privilégiée : elle est la seule à sortir du camp. Non point pour se promener. Elle se rend à la gare du Bourget-Drancy chercher les Juifs venant des autres camps, les sort des wagons, les enfourne dans les autobus, charge les bagages. Inversement, elle accompagne, à la même gare, les déportés qui sont dirigés sur Metz d’abord, puis quelque part… en Europe, manutentionne leurs bagages
[…]. Un brigadier nous prend en charge. Nous sommes encadrés par des agents qui sont responsables de nous – nos agents gardiens – qui ne nous quitterons pas et que nous ne quitterons pas […]. Autobus. Poterne de sortie. L’autobus roule. La vie civile continue ; les gens vont et viennent librement […]. Des affiches ! Des cinémas. Des boutiques, des bistrots […]. Virages, ponts, barrière. Nous sommes sur la voie de bord – sur le quai haut. Descente […]. Plusieurs centaines de gendarmes, gardiens de la paix, partout, nous entourent. Il y en a des factions tout le long de la grille d’enceinte : à l’intérieur, à l’extérieur. Des pelotons en bordures du quai, aux extrémités […]. Allons, la France ne manque pas de police. Le convoi n’est pas entré en gare. Une demi-heure s’écoule. Le ciel est toujours beau lorsque l’on est en semi-liberté très surveillé pendant deux heures. La gare est toute mignonne et gentille. Deux minuscules pavillons jaune crème, liserés de vert aux volets […] un vrai joujou […]. Des voyageurs, bien sages, assis de l’autre côté, attendent paisiblement un train de banlieusards […].
La rame approche à reculons, lentement. Grincement des roues. Stop ! Wagons à bestiaux, en bois […]. Double haie de gendarmes ; autobus à trois mètres de la porte roulante […]. Les gendarmes font le va et- vient entre l’autobus et le fourgon. Au fur et à mesure les enwagonnés descendent sur le quai […]. Le wagon est vide. L’autobus a son plein de chargement. Démarrage.
Il roule vers le camp. Un autre le remplace. Même manœuvre.


À la date du 27 août, il écrit :


Le matin de très bonne heure, corvée en gare du Bourget. Arrivage d’un lot de divers venant de
Bordeaux-Mérignac. Du tout-venant. Bordeaux après la Riviera, après Gurs et Lannemezan ; après Toulouse, après Rouen, après l’Ouest. La pieuvre balaie toutes les régions françaises.


Déportation terrible – Enfants, vieillards, malades. Tout. Il faut du nombre – Horreur indescriptible – Trois déportés sont morts entre nos bras : un dans l’autobus entre le camp et la gare ; une femme atteinte de broncho-pneumonie, un paralysé. Combien d’autres qu’il a fallu prendre chacun par un membre, hisser à plat dans les fourgons surélevés […]. Combien de gémissants, de vieilles femmes, de vieillards presque octogénaires, d’enfants ou d’adolescents ? Combien sont morts au départ et combien en route, dans ces cercueils roulants ? Fermons les portes. Mettons les scellés. En route pour la Nouvelle Europe ! Ce qu’on ne voit pas, ce qu’on n’entend pas !!


Puis plus tard dans la même journée à Drancy :


Nouvelle avalanche d’arrivants. « France dit l’Ogre, il me faut de la chair fraîche ! » La France obéit. Depuis une heure du matin, la police est sur pied. Elle arrête, arrête, arrête. À domicile. Les autobus arrivent sans cesse, se vident de leur chargement, repartent en pétaradant.


A partir de juillet 1943, le camp est dirigé par Alois Brunner. Il n’y a plus aucune force de l’ordre française à l’intérieur du camp. Les gendarmes gardent Drancy à l’extérieur et escortent les autobus jusqu’à la gare de Bobigny. En septembre 1943, la menuiserie du camp construit une barrière mobile avec une « ouverture munie d’une porte suffisamment large pour permettre le passage des autobus. Les chauffeurs d’autobus sont les seuls « Français » dès lors à pénétrer dans l’enceinte du camp.
Jusqu’au bout… jusqu’au 17 août 1944, les bus seront à la disposition des autorités d’occupation pour le transport des déportés juifs ou résistants. Ces derniers sont transportés vers la gare d’Ivry ou de Pantin d’où ils sont convoyés vers les camps.


Les bus serviront également en juin 1944 pour transporter l’armée allemande vers les côtes normandes car les alliés et les résistants ont fait sauter les voies de chemin de fer menant au front.
Est-ce une coïncidence si l’on observe durant cette période une baisse du nombre des convois au départ de Drancy ? 
Continuité de l’Etat, ce sont ces même bus qui ont transféré les rares survivants des camps vers l’hôtel Lutétia à leur retour à Paris à partir de 1945. Une poignée de rescapés parmi les centaines de milliers d’Absents (déportés politiques, prisonniers, etc.) qui reviennent aussi en 1945, dont une grande partie sera convoyés en bus.
Et pourtant, chacun croit rêver ! Il se retrouve dans un autobus de la TCRP : le même autobus qui le conduisit au Vel d’Hiv, roulant dans les rues de Paris. À l’arrière du véhicule, il aperçoit un agent. Le même uniforme !
Penché en arrière, l’agent se tient par les deux mains, à l’entrée de la plate-forme.
Il a l’allure alerte, détendue, sportive, il est bronzé et il sourit. Le déporté passe la main sur son visage. Le même uniforme ! Il n’en croit pas ses yeux. Il contemple longuement son poignet et remonte un peu la toile rugueuse sur son avant-bras décharné : le tatouage est bien là, indélébile à jamais, comme les mille plaies de son coeur. Le même voyage, dans les rues de Paris, le même autobus, le même uniforme,
et trois années seulement qui ont passé. Sur les banquettes, à l’autre voyage, il y avait avec lui sa femme, ses enfants, sa « petite famille » comme il disait.


Mémoire des bus : quelles images ? Libération puis effacement des bus


La mémoire du rôle des bus durant la seconde guerre semble s’effacer au cours du temps.
La STCRP est parfaitement connue des amoureux de l’histoire des autobus, les anciens l’appelaient même la « TCRP ». Elle est souvent évoquée dans les livres sur la RATP, elle fait partie de son histoire, elle en est l’ancêtre. Mais les auteurs semblent prendre des pincettes pour parler de la période de la Seconde Guerre mondiale. Les mots « réquisitions », « affairisme », « collaboration financière », « excès de zèle à appliquer les directives de Vichy » reviennent fréquemment. Les conclusions demeurent la plupart du temps évasives, puisque la grande majorité de ces archives ont disparu ou ont été détruites par les dirigeants de la RATP en créée en 1948.


La mise en lumière récente du rôle des gendarmes et de la SNCF durant cette période, ont comme oblitérés le système des autobus. Dès la Libération, on redonne à ces glorieux engins leur dimension poétique libératrice, salvatrice et joyeuse.


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