LA SHOAH ET LA RENCONTRE DES CULTURES« Chocs...

mardi 17 décembre 2019


LA SHOAH ET LA RENCONTRE DES CULTURES
« Chocs culturels ou découvertes mutuelles ? Quelles rencontres avec les femmes, juives ou pas, qui ont aimé des femmes durant la Shoah ? » par Isabelle Sentis 
La marche des fiertés des personnes lesbiennes, gays, bies et trans de Marseille se déroulera le 29 juillet prochain et commémorera de façon joyeuse et revendicative la révolte de gays, lesbiennes, bi.e.s et trans. Cette révolte commença le 28 juin 1969 suite aux persécutions policières dans le bar new yorkais le Stonewall inn. C’est cette révolte qui est commémorée chaque année lors des marches des fiertés à travers le monde au cours du mois de juin.
Depuis 2015, La USC Shoah Foundation basée à Los Angeles met en avant à l’occasion de ce mois des fiertés des témoignages de gays et lesbiennes déportés . Les interviews vidéo sont menées par les membres de la fondation. Cette initiative semble unique en son genre. Nous reviendrons plus tard sur les témoignages concernant les lesbiennes mis à disposition par cette fondation.
Chaque jour des personnes LGBT meurent à travers le monde suite à des actes de haines LGBTphobes, victimes de violences physiques et psychologiques, de viols correctifs, d’intimidations…
Certaines personnes juives LGBT s’investissent au sein de l’association Beit Haverim , groupe LGBT juif fondé en 1977, et se rendent visibles notamment lors de la marche des fiertés à Paris chaque année.
Pour la première fois cette année, une soirée intitulée « Out d’Or » récompensant les personnalités ouvertement LGBT et les meilleures initiatives des médias sur ce sujet a été mise en place à Paris par l’association des journalistes LGBT pour questionner le peu de visibilité de personnalités ouvertement LGBT dans les médias français.
Depuis quelques années, des films grands publics ainsi que des séries télévisuelles ont des héros et héroïnes LGBT. Cet été, c’est la comédie « Embrasse-moi ! » qui visibilise les amours lesbiennes.
Et pourtant, que connaissons-nous de l’histoire des femmes qui ont aimé des femmes durant la Seconde Guerre Mondiale ?
Pourquoi l’invisibilisation des lesbiennes présentes dans toutes les catégories de victimes de la déportation et de la Shoah persiste-t-elle ? Dans mon intervention nous allons montrer quelques pistes de recherche pour approfondir les liens qui ont pu se tisser, durant la Shoah entre femmes, juives ou non, ayant aimé les femmes et des femmes juives.
Comme le précise l’historienne Florence Tamagne nous sommes confrontées à un « double problème, de sources et d’interprétations » concernant l’histoire des femmes qui ont aimé des femmes. Nous n’avons accès qu’à des fragments de sources et au travers d’une succession de prismes déformants comme l’historienne le souligne : « discours extérieurs (des médecins, des juges, de la presse, des romanciers…), témoignages romancés ou reconstruits (biographies, mémoires) qui sont marqués à la fois socialement (les classes moyennes et supérieures sont sur-représentées) et en terme de genre (les lesbiennes en tant que femmes et en tant qu’homosexuelles sont rejetées dans l’invisibilité ). » Et nous sommes face à un problème d’interprétation de ces sources. Ces discours et sources ne nous révèlent qu’une partie des réalités homosexuelles.
Si « l’invisibilisation du lesbianisme s’inscrit dans l’histoire » , comme nous le rappelle cette historienne, nous évoquerons donc ce que j’appelle des « constellations brisées », des fragments de parcours de vie qui nous apparaissent à travers/malgré le prisme de l’hétéronormativité de nos sociétés. C’est-à-dire la hiérarchie des orientations sexuelles et des identités de genre.
De plus, la période de la Seconde Guerre Mondiale rajoute à ces traces de l’intime un contexte où selon les historiens « éros et thanatos s’opposent, se côtoient, se mêlent » et « où l’amour n’est pas seulement freiné par la guerre, il coexiste avec l’horreur ».


A partir d’archives personnelles et d’archives publiques européennes et américaines, de témoignages oraux, d’œuvres de fictions et d’arts plastiques, nous brosserons une série de constellations fragmentées, parcours entremêlés de femmes juives et de femmes (juives ou pas) qui ont aimé des femmes durant la Shoah.


Dans une première partie, après avoir rapidement présenté l’émergence de la culture et la subculture lesbienne en Europe à la fin des années vingt et durant les années trente, nous décrirons rapidement quelques portraits de lesbiennes européennes et américaines juives qui ont fui les persécutions nazies. Et nous retracerons leurs parcours aux traces parcellaires et fragmentaires.
Puis dans une deuxième partie, nous évoquerons les rencontres, parfois véritables chocs culturels entre lesbiennes (juives ou pas) et femmes juives lors de la Seconde Guerre Mondiale, au travers d’exemples tant de « julots » (lesbiennes « masculines » dont certaines furent déportées à Ravensbrück comme « asociales » ou de droit commun) que de lesbiennes dont certaines furent désignées après-guerre « justes parmi les justes des nations ».
Enfin dans la troisième partie, nous présenterons des exemples d’entraides au sortir de la guerre entre femmes juives et lesbiennes (juive ou pas) ainsi que des exemples de transmissions mémorielles concernant les persécutions subies par les lesbiennes juives et non juives européennes et américaines.


I. De la subculture lesbienne européenne des années 20 et 30 aux persécutions subies par les femmes juives qui ont aimé des femmes.


A. Quelques exemples de foyers culturels lesbiens : bars, librairies, cercles artistiques… des grandes capitales Européennes.


L’émergence dans les années 20 et 30 d’une sociabilité homosexuelle dans les grandes capitales d’Europe contribue à l’affirmation d’identités et de cultures homosexuelles comme le développe l’historienne Florence Tamagne dans son ouvrage « Histoire de l’homosexualité en Europe. Berlin, Londres, Paris 1919-1939 » .
Nous adopterons la même définition de l’homosexualité que celle de cette historienne qui inclut dans sa définition « large » « toute personne ayant connu des attachements homosexuels, même temporaires, même platoniques » . Pour Florence Tamagne les années vingt se « caractérisent par l’explosion de la scène homosexuelle mais aussi par la constitution d’une culture homosexuelle qui ne se limite pas à des références communes dans le domaine de la littérature ou des spectacles » .
Florence Tamagne voit en Paris la capitale choisie par les lesbiennes . Les interactions avec les lesbiennes anglophones installées à Paris contribuent au rayonnement littéraire d’un saphisme très souvent relié à la « Nouvelle femme » libérée…
Le sexologue britannique Havelock Ellis estime dès 1909 que l’augmentation de l’homosexualité féminine est encouragée par l’émancipation des femmes ce qu’il voit comme « un mouvement sain et inévitable » . Ses ouvrages sont des références pour de nombreuses lesbiennes européennes et féministes de cette époque.
Depuis 1791 , l’homosexualité n’est plus un délit en France, rappelle l’historienne Christine Bard. Mais comme elle le souligne dans son ouvrage « Les garçonnes » l’homosexualité « continue à être réprimée au nom de « l’outrage aux bonnes mœurs », de « l’incitation à la débauche » ou de la « propagande antinataliste » . En 1924, le premier numéro d’Inversions la première revue française « pour l’homosexualité » est retiré de la vente dans les kiosques et en 1926 ses rédacteurs sont condamnés à la prison. Claude Cahun et sa compagne Marcel Moore apportent leur soutien aux deux rédacteurs. Claude Cahun, issue d’une famille juive cultivée, artiste proche des surréalistes écrit dans une lettre adressée à la revue publiée dans l’Amitié, dont voici un extrait : « Cette liberté est aux yeux des étrangers et des Français intelligents la valeur la plus noble de la France, sa particularité la plus précieuse (…). Je réclame la liberté générale des mœurs, de tout ce qui ne nuit pas à la tranquillité, à la liberté, au bonheur du prochain » .
Pour Christine Bard « la visibilité nouvelle des lesbiennes dans les années vingt réveille aussi une hostilité latente » . Dans son ouvrage « Les garçonnes », elle précise que « la mode de la garçonne transgresse donc un double tabou : celui de la différentiation sexuelle par le vêtement mais aussi celui de l’homosexualité féminine » .
« Garçonne » un euphémisme commode pour désigner les « lesbiennes » dans ces années vingt. Il y a de nombreux termes en usage entre les deux guerres pour désigner ces femmes qui aiment les femmes. L’historienne en a glané quelques-uns : « anandryne, fricatrice, tribade, gouine, gousse, gougnotte, uranienne, gomorrhéenne, Sappho, sphiste, femme à femme, femme-homme, invertie, homosexuelle… » . Pour Christine Bard « c’est dans ce climat lexical que s’impose le mot « garçonne » au point qu’une revue lesbienne allemande des années vingt en fait son titre » .
Les films des années trente comme Jeunes filles en uniformes 1931 et La reine Christine 1933 contribuent à diffuser une image et à contribuer à la culture « garçonne ».
A Paris et à Berlin, des lieux de rencontre se multiplient. Chaque capitale a bien sûr ses spécificités culturelles. Christine Bard fait référence à la presse de l’époque comme aux romans pour présenter ces lieux. Les femmes qui fréquentent ces endroits « se recrutent dans presque tous les milieux sociaux. Leurs amours singulières sont souvent la seule chose qui soude le joyeux mélange de ces couches sociales hétéroclites. Une ouvrière d’usine y sort avec la femme d’un banquier, une actrice avec sa coiffeuse, presque toutes les classes sociales y sont représentées… » . « Le Monocle » fut l’une des boites lesbiennes les plus célèbre, les bals de la Montagne Sainte Geneviève, les libraires anglaises… autant de lieux pour se rencontrer où les codes vestimentaires à Paris, comme à Berlin ou à Londres « sont peu ou prou identiques » selon l’historienne Christine Bard et servent à être reconnus des autres lesbiennes.
Ainsi par exemple, Annette Eick qui est issue d’une famille juive allemande aisée a fréquenté jeune femme le « Dorian Gray » sur Bülow Street à Berlin, l’un des plus anciens bars pour femmes de la ville. Là, des lectrices et le personnel de Frauenliebe se réunissaient et Annette qui s’intéressait à l’art et la culture, y a présenté des poèmes et des histoires courtes .
Les romans écrits par des lesbiennes publiés à la fin des années vingt et dans les années trente contribuent à une certaine visibilité et à la construction d’une culture ainsi que les peintures, les autoportraits et portraits photographiques…
J’ai découvert le témoignage vidéo de Marion Pritchard rescapée de la Shoah dans les archives vidéo de la USC Shoah Foundation. Elle est née en 1920 à Amsterdam. Après avoir questionné son père, qui est juge, sur la présence d’homosexuels (on ne sait pas dire si elle évoque des hommes ou des femmes) dans le ballet où elle apprend la danse, il lui demande de les traiter avec le même respect que toute autre personne. Et il lui donne à lire le roman The Well of Loneliness (ou le puits de solitude en français). Ce roman de l’écrivaine anglaise Radclyffe Hall est paru en 1928 et fait scandale à l’époque car elle y dépeint l’amour entre deux femmes. Elle y prend la défense de cette minorité incomprise et méprisée. Marion Pritchard est interviewée en 1998. Elle a 78 ans lorsqu’elle évoque ce souvenir lors de cette interview. Elle n’évoque pas de dégoût au souvenir de cette lecture ou autre ressenti positif ou négatif. Elle se souvient que son père lui a demandé de ne pas en parler à sa mère pour ne pas la contrarier. Marion comme des milliers de femmes a lu cet ouvrage dans les années trente. Est-ce que cette lecture a eu des conséquences lors de rencontres avec des lesbiennes lors de son internement au camp de Westerbork au Pays Bas ? Nous ne le savons pas, elle ne l’évoque pas lors de cette interview. Est-ce que cette lecture a influencé certaines rencontres entre femmes lors d’internement ou de déportation ? Nous n’en avons pas encore trouvé de traces.


Si dans les années vingt, l’Allemagne est apparue « comme un modèle pour les homosexuels européens » dans les années trente la répression nazie en Allemagne anéantit les mouvements, ferme les bars, interdit les journaux homosexuels. En 1932, le chef de la police de la préfecture de police de Berlin interdit les fêtes homosexuelles et les rassemblements homosexuels. Le sociologue Régis Schlagdenhauffen développe dans son chapitre intitulé la destruction de la subculture homosexuelle la chronologie de la politique nazie de lutte contre l’homosexualité. Il précise ainsi les trois décrets publiés en février 1933 dont le premier vise la lutte contre la prostitution, le deuxième la fermeture des bars dits « indécents » et des bars fréquentés par des personnes qui ont des pratiques considérées comme « contre-nature », le troisième interdit la diffusion des publications indécentes.
Ainsi le 6 mai 1933, l’Institut de sexologie de Magnus Hirschfeld est pillé et détruit par les nazis. Ses bibliothèques alimenteront les premiers autodafés nazis. Ce médecin juif homosexuel s’est mobilisé durant nombreuses années contre le paragraphe 175 (qui criminalisait l’homosexualité masculine). Il réussira à fuir à Nice où il décédera en exil en mai 1935 à l’âge de 67 ans.


B. Quelques exemples de stratégies de femmes qui ont aimé des femmes pour « se dissimuler » afin de tenter de survivre face aux montées des fascismes


Dès l’arrivée au pouvoir des nazis en 1933, les organisations lesbiennes sont interdites en Allemagne. Régis Schlagdenhauffen précise dans l’ouvrage collectif Homosexuel.le.s en Europe pendant la Seconde Guerre Mondiale « que les revues destinées aux femmes qui aiment les femmes, comme Die Freundin, cessent de paraitre à partir du mois de mars » .
Si le lesbianisme n’est pas condamnable pénalement en Allemagne (ce qui est le cas en Autriche), les repressions existent et prennent de multiples formes. Les stratégies pour les déjouer également.
Des mariages avec des homosexuels masculins, ou encore les changements de vêtements pour afficher les codes hétérosexuels attendus… en passant par des nouveaux lieux privés pour se retrouver… autant de stratégies pour survivre.
L’historienne allemande Claudia Schoppmann a étudié les différents modes de répression dans la vie quotidienne et les stratégies individuelles et collectives de résistance et de survie mises en place par les lesbiennes en Allemagne et en Autriche.
Une anthologie de ses textes traduits de l’allemand en français est en cours de publication. L’accès à ses travaux est extrêmement précieux, il nous permettra de mieux connaitre ce pan de l’histoire.
Certaines lesbiennes sont arrêtées dans des lieux de sociabilités lesbiens et déportées. Prenons par exemple ce qui arriva à Mary Pünjer. Cette juive allemande est arrêtée à Hambourg en 1940. Elle est qualifiée par les autorités nazies de « lesbienne très active » . Née en 1904 à Hambourg, elle épouse en 1929 Fritz Pünjer, qui n’est pas juif. Suite à son arrestation, elle est incarcérée trois mois à la prison Fuhlsbüttel de Hambourg. En octobre 1940, elle est transférée au camp de Ravensbrück. En janvier 1942, elle apparait sur les listes du docteur Mennecke. Il l’a sélectionnée pour le « traitement spécial 14f13 » (assassinat des Minderwertigen, c’est-à-dire des individus de « moindre valeur ») . Il est indiqué sur la fiche justifiant sa sélection qu’il s’agit d’une « Juive mariée, lesbienne (camionneuse) très active. Fréquentait assidûment des lieux lesbiens ». On retrouve la trace de Mary au centre d’euthanasie de Bernburg où elle décède le 28 mai 1942.
D’autres femmes qui ont aimé des femmes arriveront à survivre, à ne pas être déportées ou arrêtées… grâce à des solidarités individuelles ou collectives ou encore de façon isolée.


C. Quelques exemples de trajectoires de vies de femmes juives ayant aimé des femmes : une très grande diversité de réalité et de parcours.


Comme nous l’évoquions dans l’introduction, nous n’avons accès qu’à des fragments de sources et au travers d’une succession de prismes déformants comme le souligne Florence Tamagne .
Il nous faudrait mettre à jour autant les mécanismes de la répression que ceux de la « normalisation », ainsi que les stratégies élaborées par ces femmes pour y répondre. Ces expériences se sont nourries pour la plupart du silence et du secret et en ont subi surtout le poids et parfois cela n’a pas suffi à permettre la survie de ces femmes.
En prenant six exemples de femmes juives qui ont aimé des femmes, nous souhaitons évoquer cette diversité des identités sociales, de leurs rapports à la religion hébraïque, de leurs rapports aux lieux culturels lesbiens…
Les informations concernant ces femmes sont tellement parcellaires qu’il est difficile parfois d’apporter des éléments documentés.
Trois étaient berlinoises : Felice Rahel Schragenheim (1922 -1944), Annette Eick (1909 - 2010), Vera Lachmann (1904 -1985), une était originaire de Habelstadt en Allemagne Ruth Peter Worth (1915 -1997), une était autrichienne Ruth Maier (1920-1942), une était américaine vivant en France Gertrude Stein (1874-1946) et une était française Lucy Schwob (1894-1954) qui portait le nom d’artiste de Claude Cahun.
Certaines étaient des toutes jeunes femmes d’une vingtaine d’années en 1942 comme Ruth Maier, Felice ou encore Ruth Peter Worth, d’autres avaient 68 ans comme Gertrude Stein ou encore étaient des femmes d’une trentaine d’années comme Annette ou Vera.
Certaines furent résistantes comme Félice à Berlin, Claude Cahun avec sa compagne sur l’Ile de Jersey ou encore Véra qui aide les enfants juifs sans parents à passer à l’étranger en sureté et d’autres ont eu une attitude beaucoup plus ambigüe comme Gertrude qui se propose de traduire les discours du Maréchal Pétain…
Certaines réussirent à fuir et à vivre en exil comme Annette en Grande Bretagne grâce à l’aide d’amies, ou encore Véra aux Etats-Unis ainsi que Ruth Peter, mais si Ruth Maier réussit à joindre Oslo elle y sera déportée à Auschwitz où elle sera tuée, Félice sera déportée et mourra lors d’une marche de la mort, Gertrude vivra en province protégée par un collaborateur vichiste, Claude sera emprisonnée pour acte de résistance et dont l’exécution n’aura pas lieu grâce à la libération de l’île…
Certaines étaient croyantes, d’autres pas…
Certaines vivaient leurs premiers émois et amours saphiques, d’autres vivaient en couple ainsi Gertrude Stein qui était une écrivaine et personnalité connue et qui vivait depuis plus de trente ans avec la même compagne …
Certaines fréquentaient les cercles lesbiens de Berlin et de Paris, d’autres pas…
Certaines avaient lu les revues lesbiennes allemandes avant leur interdiction, d’autres pas...
Six identités singulières qui esquissent la grande diversité des identités sociales, culturelles et de classe des vécus lesbiens. Six identités qui ont subi les mêmes répressions nazies et vichistes mais ont adopté six stratégies de survie différentes, donc six stratégies de vécus lesbiens aux spécificités singulières. Nous manquons de certains éléments pour éclairer ce qu’elles avaient de commun dans leurs identités « lesbiennes » et leurs rapports aux cultures lesbiennes.


 


II. Une multiplicité des rencontres dues au contexte de la Deuxième Guerre Mondiale entre des femmes (juives ou pas) qui aiment des femmes et des femmes juives


A. Rencontres lors de tentatives de fuite.


Nous avons peu de traces ou accès à des traces des rencontres entre femmes (juives ou pas) qui ont aimé des femmes avec des femmes juives.
Nous pouvons émettre des hypothèses ou questions concernant cette situation :
Les protagonistes n’ont pas voulu évoquer ces épisodes par respect de la vie privée, pour ne pas choquer, pour ne pas offenser, pour éviter des répercussions négatives après-guerre, parce qu’elles avaient intériorisé les normes sociales de leurs groupes et ou de la société… parce qu’elles n’ont pas été questionnées à ce sujet… qu’elles ont préféré taire les émotions ou ressentis nés de ces rencontres… et pour bien d’autres raisons encore.
Comme le souligne le sociologue Régis Schlagdenhauffen qui fait référence aux travaux de l’historienne américaine Dagmar Herzog « entre 1939 et 1945 des millions d’Européennes et d’Européens ont été amenés à avoir des expériences sexuelles prémaritales et extraconjugales, à déplacer leurs propres frontières morales, à expérimenter des relations qui auraient été tout bonnement impossibles et inimaginables en temps de paix » .
Ainsi, nous n’avons pas encore trouvé de traces de témoignages de la rencontre entre Marguerite Chabiron, athée, de culture catholique, ouvertement lesbienne et pharmacienne à Verdelais en Gironde et les sœurs Louisette et Lucienne Abraham du réseau Ker. Marguerite les a hébergées alors qu’elles étaient en fuite vers l’Espagne en compagnie de Christiane Moreau résistante dans le même réseau. Nous ne savons pas si elles se connaissaient toutes les quatre avant cet épisode, lorsqu’elles se sont rencontrées en 1943. Nous ne savons pas non plus quelles réactions ont eu ces deux sœurs juives en découvrant l’homosexualité de leur hôtesse. Nous ne savons pas si elles connaissaient l’homosexualité de leur camarade de résistance Christiane Moreau. Toutes les quatre faisaient partie du même réseau, Christiane Moreau connaissait Marguerite Chabiron, le neveu de Marguerite évoque de probables anciens liens amoureux entre ces deux femmes. Ces quatre femmes seront déportées à Ravensbrück dans des convois différents. Nous n’avons trouvé actuellement aucunes traces de témoignages évoquant leur déportation et leurs relations dans le camp. Là encore ce ne sont que des hypothèses, des interrogations qui peuvent questionner ces interactions relationnelles.


B. Rencontres en camp d’internement en zone libre et en zone occupée.

Une nouvelle fois, nous nous retrouvons face à des traces très fragmentaires, des archives éparpillées et morcelées et des témoignages qui ont été réalisés de façon parfois très hétérocentrés. C’est-à-dire ne permettant pas ou n’aidant pas la personne interviewée à témoigner de son éventuelle homosexualité ou d’éléments en lien avec l’orientation et l’identité de genre de son entourage.
Mais nous sommes au début de l’écriture d’une « histoire nouvelle » comme l’indique les historiens Julie Le Gac et Fabrice Virgili. Des travaux européens sont en cours qui permettront d’aborder ces questions et ainsi de mieux connaitre ce pan de notre histoire collective.
Ainsi, Ruth Peter Worth a 23 ans lorsqu’elle fuit avec sa mère Berlin pour Paris. Sur leurs passeports est estampillé « J » pour juifs. Elles sont internées en France au camp de Gurs. Lors d’une interview avec Esther Newton anthropologue américaine lesbienne, Ruth Peter évoque son flirt avec une femme faisant partie des gardes ou de l’administration du camp de Gurs et qui ensuite les aida à en sortir elle et sa mère. Nous n’avons pas plus d’information quant à cette femme et pas trouvé de trace de réactions des autres interné.e.s face à cette entraide. Ruth Peter Worth fit d’Esther Newton son exécutrice testamentaire et Esther donna les papiers de Ruth Peter à la Baeck Institute , centre d’archives de l’Histoire et de la Culture des juifs de langue allemande à New York. Nous espérons pouvoir avoir accès à ses papiers lors d’un voyage d’étude à New York et découvrir d’autres détails de son parcours.
D’autres interactions (dont certaines traces sont conservées aux Etats Unis) entre femmes qui ont aimé des femmes et des femmes juives ont eu lieu. Notamment lors de l’internement de l’américaine lesbienne Sylvia Beach au camp de Vittel.
Il faut citer le nom d’une femme qui a permis à des milliers d’enfants et de mères de survivre, c’est ce lui d’Elisabeth Eidenbenz. Nous cherchons encore des traces et des documents de ses rencontres avec les mères juives et les enfants qu’elle sauva dans la maternité qu’elle créa à Elne dans les Pyrénées Orientales de 1939 à 1944.
Fille d’un pasteur, elle est née dans le canton de Zurich en 1913. Cette jeune femme helvétique qui est à l’origine institutrice n’a qu’une formation restreinte en matière de puériculture quand elle s’engage auprès du Service civil international à Madrid auprès de personnes âgées, puis à Valence auprès d’enfants isolés par la guerre. Après La Retirada, elle choisit de continuer son engagement auprès des femmes et enfants en exil. Elle se rebellera face au règlement (neutralité et non-ingérence) de la Croix rouge internationale en accueillant des femmes juives en fuite qui étaient activement recherchées. Malgré ses efforts pour cacher ces femmes juives, une jeune femme juive Lucie sera arrêtée par la Gestapo durant l’été 1943 . Elle accueillera des femmes israélites en provenance du camp de Gurs en 1943 pour les soigner après avoir obtenu l’autorisation du préfet. Comment ces femmes de nationalités très diverses (espagnoles, catalanes, allemandes, belges…), d’âges différents, de classes sociales plurielles ont perçu la « Señora Isabel » comme les mères espagnoles appelaient Elisabeth ? Celle qui contribua à sauver un millier d’enfants et autant de mères avec son équipe et le réseau mis en place autour de la Maternité d’Elne était-elle vue comme une femme qui aime les femmes ? Elisabeth s’organisa-t-elle pour se rendre invisible en tant que femme qui aime des femmes, et donner le change ? Ou au contraire quelle stratégie adopta-t-elle pour ne pas éveiller des soupçons concernant son orientation sexuelle ? Nous n’en savons rien. L’historien Tristan Castanier i Palau qui l’a interviewée chez elle dans la forêt noire a « pudiquement » évoqué la compagne de toute sa vie dans son ouvrage comme « une amie autrichienne » . Elle qui dirigea après-guerre des maisons d’accueil pour femmes et notamment des jeunes mères adolescentes et/ou célibataires partagea sa vie et ses engagements avec sa compagne, cette fameuse « amie autrichienne ».
Elisabeth reçut en 2002 la médaille « des Justes parmi les Justes des Nations » à la Maternité d’Elne en présence d’hommes et de femmes qu’elle avait vus naitre. Nous espérons un jour découvrir ses archives intimes, d’éventuels écrits, correspondances qui pourraient éclairer la façon dont elle a vécu cette période en lien avec son identité et son orientation sexuelle et ainsi connaitre ses stratégies de silence ou d’évitement ou autres stratégies qu’elle aurait mises en place...
Quelques témoignages de vécus entre femmes ayant aimé d’autres femmes internées nous proviennent grâce à des dessins et des carnets d’allemandes internées dans les camps de Rieucros et de Brens. Les « indésirables », les « suspectes », des termes qui regroupent des femmes aux identités multiples et plurielles mais qui se trouvent sous le coup de lois vichistes les criminalisant. L’historienne allemande Mechtild Gilzmer parle de l’emploi du terme « indésirable » pour « criminaliser des femmes dont les mœurs brisaient le tabou de l’imaginaire bourgeois et ses normes » . Ainsi des femmes qui ont aimé des femmes ont été arrêtées sous cette « accusation », ou encore des femmes qui ont aimé des femmes cherchant à survivre se sont retrouvées arrêtées sous des accusations de vols, de prostitution…
Le journal intime d’Ursula Katzenstein nous est précieux pour avoir un point de vue sur ces femmes « indésirables ». Les historiennes et historiens s’entendent pour souligner le manque de travaux de recherches concernant ces « asociales » et ces « indésirables ».
Cette juive non pratiquante allemande est née en 1916 à Berlin. Ses parents l’incitent à émigrer en Palestine vers les années 1934. En 1936, elle est arrêtée du fait de son engagement politique aux côtés des communistes. Elle est expulsée vers l’Allemagne, mais est arrêtée par la police française en octobre 1939. Elle est transférée au camp de Rieucros. Elle arrivera à émigrer aux Etats Unis en septembre 1941. Elle commence à tenir son journal le 7 décembre 1939 « dans un cahier d’écolier typique de la France de cette époque » . Ursula y note sa perception des relations entre les femmes du camp, les conflits comme les solidarités. Elle essaiera d’avoir un rôle de médiatrice dans les négociations entre déléguées de baraque. Elle cherchera à chaque fois le consensus pour une action commune au-delà des « stéréotypes en vigueur » .
Par exemple le 3 avril 1940, elle note « il se passe des choses dans la baraque 19. Il y avait au début trois amies, des filles de Berlin, Kurfürstendamm. Elles s’étaient installées leurs lits et étaient inséparables. Taddy, la plus âgée, passait pour l’amie « maternelle » de « Häschen », le petit lapin, et apparemment il y avait de nombreuses années qu’elles vivaient ensemble. Et voilà que Taddy s’installe dans notre baraque. Tout le monde s’étonne. Puis il s’avère que Taddy doit avoir une chérie dans la baraque. Häschen est révoltée de ne s’être rendue compte de rien depuis des années ; jalousie, dispute, camp de concentration de femmes… » . D’autres épisodes de la vie de ces femmes qui aiment les femmes sont confinés dans son journal.
Autre regard porté sur ces « indésirables », celui de Sylta Busse, costumière berlinoise en exil en URSS puis à Paris. Elle est arrêtée au début de l’année 1940 et internée à Rieucros. Elle réussira à s’enfuir de Rieucros à l’automne 1940 grâce à la complicité de son mari, qui avait réussi à continuer de vivre à Paris. Sylta Busse est internée de février à novembre 1940 au camp de Rieucros, elle y fait de nombreuses esquisses de prostituées et d’autres internées qui lui servent de modèles. Sa correspondance pendant son internement est conservée dans les archives de l’Académie des Beaux-Arts de Berlin. Comme l’artiste allemande Jeanne Mammen qui a peint et dessiné les lieux affectionnés par les lesbiennes noctambules berlinoises et fait leurs portraits, Sylta Busse saisit l’opportunité de côtoyer les femmes de ce « demi-monde » et d’y développer son art. Certains de ses dessins dont celui des deux amies fait référence aux illustrations de Jeanne Mammen des Chansons de Bilitis . Pour l’historienne allemande Mechtild Gilzmer « le dessin de Sylta Busse, à la différence de l’œuvre de Toulouse-Lautrec, transmet un érotisme tout à fait terre à terre, par les sabots massifs placés au premier plan et le nœud surdimensionné dans les cheveux de la femme dessinée de dos » . Ce dessin ne renvoie pas une image négative de cette relation amoureuse entre ces deux femmes. Il ne se moque pas d’elles, ne tourne pas en dérision leur relation… et l’auteure du dessin semble connaitre les codes culturels de la culture lesbienne berlinoise des années 20 et 30.
Mais d’autres femmes internées ont pu porter sur ces femmes qui aiment les femmes un regard jugeant ou encore réprobateur…
C. Rencontres dans les camps de concentration.


Les précieux travaux des deux historiennes allemandes : Claudia Schoppmann et Insa Eschebach qui ont fait des recherches sur les femmes qui ont aimé des femmes durant les années 30 et 40 en Allemagne et en Autriche et leurs vies dans les camps de concentration sont en cours de traduction en français. De même que les actes du colloque « Homophobie und devianz » qui s’est tenu en 2012 au Mémorial de Ravensbrück. L’historienne française Marie Joseph Bonnet a publié en 2015 « Plus fort que la mort. Survivre grâce à l’amitié dans les camps de concentration » . Elle y questionne le rôle de l’amitié et de l’amour dans les réseaux complexes de solidarité au sein des camps de concentration. Elle fait référence notamment aux propos de Germaine Tillon « j’ai survécu grâce à mes amies » qui témoignait dans le film Sœurs en résistance . Mais aussi de ceux de Jacqueline Péry d’Alincourt « on ne pouvait pas vivre seules, c’était la mort. On avait absolument besoin de veiller les unes sur les autres » .
Pour l’historienne Marie Joseph Bonnet « pour beaucoup de françaises déportées, très jeunes en Allemagne, la confrontation avec l’homosexualité est à la fois une découverte et un choc ». Elle ajoute que « l’éducation donnée aux jeunes filles de la bourgeoise française ne les prépare en rien à de telles rencontres avec des femmes d’autres milieux qui parlent d’autres langues et s’étaient parfois rendues coupables de vols, de prostitution quand ce n’est pas de meurtre » .
Ainsi Marie Jo Chombart témoigne qu’en juillet 1944 « une jeune Auseherin plus aimable que les autres est venue plusieurs fois bavarder avec moi. J’étais un peu surprise. Une petite russe qui devait être plus mûre que moi m’a dit « Marie-Jo fais attention, c’est une lesbienne ». Je n’avais pas pensé une seule seconde que cela pouvait être cela. Elle cherchait à échanger mes faveurs contre sa protection » . Ou encore Françoise Kahn « la seule chose que je sais, c’est qu’il y avait des lesbiennes. Pendant un temps j’ai dormi avec une Allemande et elle a commencé à m’embrasser. Je ne connaissais pas ça, je suis partie. Nous n’étions pas informées. Cela m’a surpris » .
J’ai découvert dans les archives vidéo de la USC Shoah Foundation le témoignage de Frances Gelbart, jeune fille juive polonaise déportée dans plusieurs camps. Cette jeune femme s’est fait expliquer par sa tante la nature des relations amoureuses entre deux femmes juives dans leur baraquement . Dans son témoignage c’est d’abord la surprise liée à sa méconnaissance qu’elle évoque à propos des relations lesbiennes qu’elle découvre sous ses yeux. Elle ne fait pas mention de rejet de sa part ou de celui de sa tante.
Autre témoignage celui de Theresa Gericke originaire d’Hongrie qui évoque sa rencontre avec des femmes françaises lesbiennes. Elle se souvient des magnifiques cheveux de l’une d’elles. Lorsque la volontaire qui l’interview lui demande comment elle a su que ces femmes étaient lesbiennes. Elle lui répond qu’elle lui a demandé pourquoi elles avaient été déportées et que cette femme lui a expliqué être déportée parce que lesbienne. Dans quelle langue ont-elles échangé ? Nous ne le savons pas. En tout cas, pas de dégoût ou de rejet dans l’évocation de ce souvenir de la part de cette survivante.
Encore, un autre témoigne celui de Lucia Amato juive italienne déportée à Auschwitz qui témoigne lors de son interview pour la USC Shoah Foudation de la présence de lesbiennes grecques. Là encore pas de rejet perceptible dans le vocabulaire employé et langage corporel de Lucia.
De plus, certaines lesbiennes allemandes sont internées comme droits communs ou asociales. Ce qui rend plus difficile les liens de solidarités avec les déportées politiques et renforce l’incompréhension de part et d’autre. Le mot « julot » employé dans l’Opérette de Germaine Tillon relie l’homosexualité à la prostitution mais également à un type culturel d’homosexuelle dite « virile ». Ce terme de « julot » cristalliserait également l’identité nationale allemande et son rejet est à relier aussi au patriotisme des résistantes françaises.
Marie Joseph Bonnet indique dans son ouvrage que la résistante Gisèle Guillemot a témoigné auprès d’elle de l’entraide des déportées politiques françaises portée à un couple de résistantes françaises (Anne-Marie Boumier et Anne Noury du réseau Hector) pour qu’elles ne soient pas séparées dans le camp. Si certaines déportées portent un regard négatif, parfois lié à leur éducation ou en réaction à une incompréhension culturelle ou encore à une révolte face au système concentrationnaire nazi et aux kapos qui peuvent-être des « julots », d’autres portent un regard « détaché ». Ainsi Odette Fabius, issue de la grande bourgeoisie juive parisienne, déportée à Ravensbrück de février 1944 à avril 1945, a écrit « certes l’homosexualité existait et elle ne se gênait pas pour se donner libre cours. Les couples se formaient, se séparaient, s’échangeaient. Le manque de tendresse, de chaleur, d’attention, rendait certaines plus vulnérables que les autres aux « hommages féminins » mais dans l’ensemble, le pourcentage ne devait pas être plus élevé que dans la vie courante » .
D’autres travaux de recherche sont nécessaires pour continuer de mieux connaitre ces relations et ces interactions humaines.
Dans cette présentation, j’ai choisi de mettre l’accent sur les actions de solidarités mais il eut aussi des actions de collaboration.
Des recherches sont en cours auprès de centres d’archives néerlandais notamment auprès du Dutch Institute of War, Holocaust and Genocide Studies par exemple pour mieux connaitre le parcours de Ans van Dijk (1905-1948). Cette lesbienne juive néerlandaise collabora avec les nazis et participa à la traque et la déportation de très nombreuses personnes juives en leur proposant ses services de passeuse. Elle fut jugée et condamnée à mort. Son exécution eut lieu le 14 janvier 1948 aux Pays Bas. Ce parcours mérite de faire des recherches approfondies pour découvrir la complexité de cette expérience et de son contexte.
Des gardiennes de prisons, des personnels administratifs des autorités nazies et vichistes qui aimaient des femmes apportèrent parfois leur soutien à des femmes juives ou non qui aimaient des femmes et à des femmes juives comme ce fut le cas pour Ruth Peter W. ou au contraire contribuèrent à leurs souffrances.


III. Quelques exemples d’entraides au sortir de la guerre entre femmes juives et lesbiennes et d’exemples de transmissions mémorielles concernant les persécutions subies par les lesbiennes juives et non juives européennes et américaines.



Là encore les traces sont pour l’instant parcellaires, mais les recherches se développent. L’intérêt porté à mieux connaitre l’histoire des homosexuel.le.s nous permettra peut-être de découvrir d’autres archives et d’autres récits et ainsi mieux connaitre les stratégies de survie, de résistance et de collaboration de ces femmes.
A. Un témoignage d’entraide au sortir de la guerre entre femmes juives et lesbiennes.


Evelyne Rochedereux a évoqué dans son texte « Hommage aux camionneuses » comment jeune fille elle avait observé après-guerre les mécanismes de rejet manifestés de la part des professeurs de son établissement scolaire que subissaient sa professeure de sport parce que lesbienne « masculine » et comment une autre professeure juive, Louise Abraham, lui signifiait son soutien. « La seule prof partageant votre espace et affichant sans vergogne son amitié pour vous, étant, et ce n’était certainement pas un hasard, une femme juive, rescapée des camps de la mort ». La compagne de cette professeure de sport était Christiane Moreau , la résistante que Marguerite Chabiron cacha avec ses deux amies juives les sœurs Abraham (dont Louise la professeure de sport) du réseau Ker et qui furent déportées à Ravensbrück. Il est intéressant aussi de constater que le neveu de Marguerite Chabiron a écrit une fiction rendant compte de ses recherches pour mieux connaitre le destin de sa tante à Ravensbrück. Il tenta de comprendre comment elle avait pu survivre en tant que lesbienne française dans ce camp. Ces deux regards sur des souvenirs de jeunesse sont de rares et précieux témoignages qui nous donnent accès à des traces de l’intime sur ces deux parcours de résistance.



B. Trois transmissions de récit de vie via la publication d’archives personnelles et de témoignages.


Autres exemples de transmission de récits de femmes juives ayant aimé des femmes et qui furent déportées : celui de Felice Schragenheim par Elisabeth Wust et celui de Ruth Maier par Gunvor Hofmo et sa famille.
Le récit de Felice Schragenheim nous est parvenu via des entretiens à la presse donnés par Elisabeth Wust à partir de 1985 et notamment ceux donnés à la journaliste juive allemande Erica Fischer à partir de 1991. Elisabeth Wust, qui a aimé Felice, a également donné à la journaliste accès aux documents de Felice qu’elle avait précieusement gardés (lettres, poèmes, documents). Ce qui a permis à la journaliste d’écrire « Aimée et Jaguar. Une histoire d’amour. Berlin 1943 » qui fut publié en Allemagne en 1994, puis traduit en français et publié en 1999. Cet ouvrage fut adapté à l’écran par Max Fäberböck en 1999. Ces œuvres littéraires et cinématographiques reçurent plusieurs récompenses et eurent une certaine audience tant auprès du grand public que des personnes LGBT.
Elisabeth Wust, dite « Lilly », dite aussi « Aimée » interviewée par Erica Fischer évoquera sa méconnaissance de l’existence de l’homosexualité féminine avant sa rencontre avec Félice. Et terminera son témoignage sur l’importance pour elle de faire savoir que ce type de relation est possible afin d’éviter des relations hétérosexuelles conjugales malheureuses.
Autre exemple de transmission de récit de vie, celui de Ruth Maier, jeune autrichienne juive qui a fui les persécutions nazies. Son récit nous a été transmis par Gunvor Hofmo, son amie et amante norvégienne qui a conservé ses carnets, ses poèmes et dessins et par le récit des membres de sa famille rescapés. Au décès de Gunvor en 1995, Jan Erik Vold entreprend d’archiver et de classer les documents de Ruth qu’elle a produit depuis ses 13 ans jusqu’à sa déportation à l’âge de 22 ans. Il sera aidé par les neveux et la cousine de Gunvor, ainsi que des membres de la famille de Ruth et par de nombreuses personnes pour réaliser un travail éditorial unique permettant de transmettre le témoignage de Ruth.
Il y a également le récit de vie de Ruth Peter Worth. Elle fut interviewée en tant qu’habitante de Cherry Grove le 29 août 1986, par l’anthropologiste Esther Newton. Cette anthropologiste préparait une histoire de Cherry Grove, qu’elle publia en août 1993 et qui contenait 26 références à Ruth Peter Worth. Esther Newton rapporte que « malgré le fait qu’elle avait des idées de gauche en politique, Worth était intensément patriotique et à chaque fois que je faisais mine de critiquer la politique de Reagan, elle me rappelait que l’Amérique lui avait donné un refuge et qu’il n’y avait aucun autre endroit, à sa connaissance, où les garçons et les filles gays pouvaient être si libres ».
Ruth Peter fut également interviewée par Katherine Linton à propos du voyage de sa vie pour « In the Life », le magazine télévisé LGBT produit à New York qui passa sur les écrans pour la première fois le 27 octobre 1996 quand Ruth Peter Worth avait 81 ans.
Elle choisit de mourir le 7 février 1997. Elle fit une grande donation au Lambda Legal Defense & Education Fund, l’organisation nationale chargée d’atteindre la pleine reconnaissance des droits civils des lesbiennes, gays, bisexuels, transgenres et des personnes atteintes du VIH. Ainsi qu’un legs important à SAGE, l’organisation la plus ancienne et la plus importante du pays chargée d’améliorer la vie des seniors lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres (LGBT). Elle put faire ces legs grâce à la compensation financière qu’elle réclamât et obtint de la part du gouvernement allemand pour la confiscation de propriété et la perte de revenus liées au régime nazi .


 


Certaines ont fait dons de leurs documents comme Ruth Peter W. à la Baeck Institute à New York, d’autres ont confié leurs journaux intimes à leurs amies ou compagnes comme Ruth Maier, d’autres ont vu leurs archives être achetées après leur décès pour être conservées comme Claude Cahun dont une partie des œuvres qui ont survécu aux destructions nazies sont conservées notamment aux archives de Jersey Heritage Museum sur l’ile de Jersey et à Nantes dans les collections de la Médiathèque municipale et aux Archives municipales.
Il y aurait d’autres exemples de transmission mémorielle à présenter.
De nombreuses traces sont encore à trouver et à conserver. Mais nombreuses sont les archives qui ont été détruites par les nazis, les autorités françaises, les personnes elles-mêmes ou encore leurs descendances…


Conclusion :
Une dynamique de recherche existe depuis quelques années qui est en train de s’articuler et de créer des collaborations, qui nous l’espérons, pourront nous permettre dans un futur proche de continuer de tenter de répondre à ces questions. : « Chocs culturels ou découvertes mutuelles ? Quelles rencontres avec les femmes qui ont aimé des femmes durant la Shoah ? ».
Lors de cette présentation, nous avons exposé quelques parcours de vie et une diversité de types de rencontres… contribuant modestement à cette histoire.
Nous avons souligné les archives parcellaires et fragmentaires qui sont aujourd’hui disponibles et qui rendent donc parcellaire et fragmentaire cette histoire des femmes juives ou non qui ont aimé des femmes. Nous avons également esquissé des questionnements quant aux démarches de certain.e.s historien.ne.s et archivistes parfois hétérocentrées et les conséquences sur les collectes d’information et indexation d’archives.
Les archives concernant ces trajectoires de vie sont disséminées à travers le monde, ce qui rend complexe leur accessibilité et donc difficile leur exploration. Il y a encore des centres d’archives à consulter en Israël, en Allemagne, aux Etats-Unis, en Russie… et il y a des familles et des ayants droits à sensibiliser et à accompagner pour leur permettre de témoigner et de transmettre l’histoire des femmes qui ont aimé des femmes de leurs familles.
Je continuerai à m’impliquer dans le projet collectif Queer Code afin de mener des recherches et de développer des projets de médiations numériques sur l’histoire des femmes et notamment sur celles qui ont aimé des femmes qu’elles soient cisgenres ou transgenres.
Et ainsi de contribuer à « ces nouvelles pages de l’histoire de l’Europe » qu’évoquent Julie Le Gac et Fabrice Virgili.
Des groupes lesbiens et féministes européens font la demande depuis un an au Mémorial de Ravensbrück d’y installer une œuvre d’art représentant les lesbiennes déportées. Pour l’instant, cette demande est en cours de discussion. Nous espérons que ce projet aboutira.
Et que la publication prochaine de la traduction des travaux de recherches des historiennes allemandes Claudia Schoppmann et Insa Eschebach, nous permettra ainsi que les recherches en cours d’enrichir notre histoire collective de la Shoah.