Le témoignage d’un rescapé

lundi 16 septembre 2019
par  Renée Dray-Bensousan

BEN LESSER, 91 ANS, SURVIVANT D’AUSCHWITZ, EXHORTE A NE PAS BAISSER LA GARDE FACE A LA HAINE
26 Août 2019
Survivant de quatre camps de concentration, dont Auschwitz, Ben Lesser, 91 ans, vient de publier ses mémoires en français. Cet été, il a accordé un entretien à Challenges. Portrait d’un sage qui a échappé à l’Holocauste, fait carrière dans l’immobilier en Californie et qui, depuis 25 ans, alerte la jeunesse sur les ravages du racisme et de l’antisémitisme.
"Il faut garder les yeux et les oreilles grands ouverts.” Rescapé de l’Holocauste, Ben Lesser, 91 ans, exhorte à ne jamais baisser la garde. Surtout en cette période où populisme et antisémitisme sont de retour dans de nombreux pays. Lui qui a réchappé à quatre camps de concentration, dont Auschwitz ("l’enfer sur terre, au sens propre", dit-il), qui a connu la barbarie parce qu’il était juif et qui, à la Libération, avait 16 ans et ne pesait plus que 30 kilos, multiplie depuis un quart de siècle les interventions dans les écoles, lycées et universités. Il veut témoigner.
Parues d’abord aux Etats-Unis, ses mémoires sont sorties en juin en français (Le sens d’une vie : du cauchemar nazi au rêve américain, Editions Notes de Nuit). Cet été, l’infatigable orateur qui, conférence après conférence, prône "la tolérance", s’est entretenu avec Challenges depuis sa maison de Las Vegas. Il appelle à lutter contre la haine, car celle-ci "peut mener, comme on l’a vu par le passé, aux pires extrêmes". C’est d’une voix douce que le vieil homme évoque "les horreurs auxquelles l’être humain a montré qu’il est capable de s’adonner". Il choisit ses mots. Lui qui a appris l’anglais à l’âge adulte parle une langue précise, sobre, mâtinée d’un imperceptible accent de cette lointaine Europe de l’Est où il a passé sa prime enfance, partagé entre Pologne et Hongrie.
Les réseaux sociaux, "précieux garde-fou"
Son ton mesuré force l’attention et le respect. "Nous autres, survivants de la Shoah, désormais octogénaires et nonagénaires, sommes les derniers à pouvoir témoigner de l’authenticité de ce que nous avons réellement vécu." Le monde entier doit se souvenir. "Rien n’est plus dangereux que l’amnésie", avertit le vieil homme. "Hitler n’a pas commencé avec des armes, mais avec de la haine. Puis, il a prononcé des discours de haine. Il a monté le peuple allemand contre nous, les juifs. Nous sommes devenus ses boucs-émissaires". On ne peut s’empêcher de penser aux manifestations xénophobes que l’Europe a connues depuis la crise des migrants. En Allemagne de l’Est, en particulier. Il y a un an exactement, le 26 août 2018, à Chemnitz en Saxe, les images d’une police débordée par des hordes déchaînées avaient frappé les esprits.
Pourtant, si Ben Lesser appelle à la vigilance, il refuse de voir dans notre époque un miroir des années 1930. "La violence d’alors avait été orchestrée par un gouvernement, celui des nazis. Une telle atrocité ne peut se reproduire à l’heure des réseaux sociaux. Même si ceux-ci sont souvent la caisse de résonance des pires idées, ils sont aussi un précieux garde-fou."
Celui qui est devenu, dans les années 1970, un des magnats de l’immobilier les plus en vue de Los Angeles n’accepte pas davantage de se prononcer sur la politique intérieure des pays, que ce soit sur l’antisémitisme (supposé ou réel) d’un Jeremy Corbyn au Royaume-Uni ou sur les propos nationalistes en vogue en Israël, en ces semaines de campagne électorale – des législatives ont lieu mi-septembre. « Mon rôle de témoin m’oblige à la neutralité », commente-t-il, observant qu’« Israël est un pays fort aujourd’hui, prêt face à toute éventualité. » En 1947, il s’était engagé dans un groupe de jeunes survivants de l’Holocauste, volontaire pour partir armes au poing en Palestine. Mais sa sœur ainée Lola, unique survivante de sa famille avec lui, l’en avait empêché. Aujourd’hui il soutient l’Etat hébreu autant qu’il le peut, « à la mesure de mes moyens », glisse-t-il.
L’enseignement de l’Holocauste en question
Ce que l’ancien déporté condamne, en revanche, ce sont les propos négationnistes, comme ceux des leader d’extrême droite allemande qui ont glorifié il y a quelques mois les exactions de la Wehrmacht. On le sent également très gêné par l’affirmation – ô combien controversée - de ce ministre israélien qui a qualifié début juillet les mariages inter-religieux de "second Holocauste du peuple juif". Mais Ben Lesser se garde de condamner : il rêve "que les peuples vivent en paix en reconnaissant leur différence".
C’est pour cela aussi qu’il a rédigé ses mémoires, en mettant un soin particulier à décrire les circonstances et les faits liés à la Shoah. Inquiet que l’"Holocauste soit mal enseigné ou ne soit plus enseigné du tout", il a convoqué ses souvenirs, les a confrontes aux connaissances d’historiens, les a relatés volontairement avec avec minutie –forçant parfois le lecteur à arrêter le récit pour reprendre son souffle, comme par exemple lorsqu’un soldat nazi fracasse le crâne d’un nouveau-né contre une porte, ou lorsque Josef Mengele procède au tri des prisonniers juste avant les chambres à gaz. Narré par le nonagénaire, ce terrible moment, pourtant si tristement célèbre, prend une dimension plus tragique encore.
Hymne à la vie
Mais Le sens d’une vie est aussi un hymne a la vie. Si les crimes nazis qui occupent un bon tiers de l’ouvrage sont relatés avec une précision souvent clinique, les décennies du rêve américain sont racontées avec optimisme et énergie, tandis que l’évocation des (courtes) années de joie en famille pendant sa prime enfance est empreinte de nostalgie et de poésie. Certains passages font penser à l’univers des récits d’Isaac Bashevitch Singer.
Depuis quelques années, l’Américain d’adoption donne des conférences avec un Allemand et pas n’importe lequel : Rainer Höss, petit-fils du boucher d’Auschwitz, qui depuis plusieurs décennies travaille à la réparation des crimes de son grand-père. "Nous sommes devenus amis", observe Ben Lesser. En juin les deux hommes ont parlé ensemble à Paris. Le rescapé en est viscéralement convaincu : "Ces témoignages sont essentiel si l’on veut que dans 40 ou 50 ans, quand tous les survivants de la Shoah seront morts depuis longtemps, l’Histoire ne se répète pas."
Source : challenges.fr, 26 aout 2019