L’enfance et la Shoah

jeudi 25 octobre 2018

Un livre à mediter et à étudier



L’enfant et le génocide. Témoignages sur l’enfance pendant la Shoah. Textes choisis et présentés par Catherine Coquio et Aurélia Kalisky, collection « Bouquins », Robert Laffont, 2007.


Le génocide perpétré par les nazis fut aussi l’un des plus grands massacres d’enfants de l’Histoire. Gazés, fusillés ou abattus par la faim et l’épuisement, on estime que 1,5 millions d’enfants y périrent. Les enfants juifs furent exterminés de manière systématique, tandis que le sort des enfants tsiganes s’est décidé au coup par coup, au gré de la politique d’extermination à l’endroit de cette communauté. Un recueil de textes, L’enfant et le génocide, paru cet automne, propose un récit encore inédit de cette histoire.


Recueil de témoignages venus de dix-sept lieux différents, rédigés dans une dizaine de langues et pour certains encore inédits en français, ce recueil mêle textes d’inconnus et textes d’auteurs devenus célèbres (Aharon Appelfeld, Imre Kertész, Primo Levi…).


Dans les pays sous occupation nazie, l’enfance fut un luxe que les enfants juifs et certains enfants tsiganes n’ont pu vivre, parce qu’ils incarnaient pour leur peuple la promesse d’un avenir. Ce qui fut vécu à la place de cette enfance fait l’objet de L’enfant et le génocide. Et parce que cette histoire-là ne pouvait être écrite que par ceux qui soit incarnaient cette promesse d’avenir, soit avaient le désir désespéré de sauver quelque chose de cette promesse, ses auteurs, Catherine Coquio et Aurélia Kalisky l’ont composée sous la forme d’un assemblage de témoignages. Non pas histoire exhaustive mais récit éclaté, infini, relancé à chaque texte cité, écrit ou transmis oralement par ces enfants ou par les adultes qui avaient le regard rivé sur eux. L’expérience du génocide a appelé l’écriture de l’enfance et l’écriture sur l’enfance. Chez les enfants comme chez les adultes.


Pour les enfants, qui, dans les ghettos, dans les camps ou dans l’errance de la fuite, se trouvaient enserrés dans les rets du génocide, l’écriture a servi à « ne pas rester captif de ce présent impossible ». En le transfigurant dans une langue poétique qui lui redonnait rythme et couleur. En creusant, au cœur de cette réalité sans perspective, un ailleurs qui ouvrait un sens, comme le firent ces jeunes adolescents qui fondèrent à Theresienstadt un journal, Vedem, où ils tentaient d’élaborer une ultime pensée critique et politique. Mais en consignant aussi par écrit ce présent impossible afin de se l’approprier, à la manière dont les plus jeunes mimaient dans leurs jeux et leurs chansons les arrestations, les exécutions dont ils étaient les premières victimes.


Pour les adultes d’alors, éducateurs, infirmiers, sociologues, parents ou simples témoins, l’écriture servait à relever ce qui restait de vie et d’enfance chez ces enfants voués à la mort qui grandissaient sans éducation, sans parents mais jouaient, chantaient, apprenaient et aimaient, cependant.


L’ouvrage fait masse — et encore, reconnaissent ses auteures, il ne présente qu’une partie infime des textes existants. Comptines qui déjouent un destin sur le mode burlesque, poèmes qui disent la faim, le manque des parents disparus, journaux intimes dont les auteurs, tout en tentant de penser leur survie, scrupuleusement, notent l’extinction de leur propre force. L’ouvrage fait masse et, choisissant de classer les textes par lieux plutôt que par ordre chronologique, chaque partie de ce recueil répète inlassablement la même et incessante histoire de destruction systématique.


 Catherine Coquio et Aurélia Kalisky la prolongent encore et convoquent les survivants, enfants d’alors devenus écrivains ou décidés à devenir témoins, qui à ce jour encore recomposent ce qu’ils vécurent à la place de leur enfance au moment où leur existence et leur histoire étaient soumises à une destruction systématique. Si, ce faisant, elles mêlent récits sur le vif, recompositions rétrospectives, témoignages, témoignages poétiques et textes délibérément littéraires, c’est que cette histoire ne s’épuise pas dans son seul récit mais génère une recherche infinie de sens là où le sens, précisément, ne peut qu’à chaque fois indéfiniment se retirer. L’ouvrage fait masse pour dire qu’aucun récit jamais ne viendra à bout de cette histoire.


Et il ne s’agit pas de venir à bout de cette histoire. Il s’agit de l’écrire à rebours de la logique de destruction qu’elle recèle. Certes, de la destruction de l’enfance dans le génocide nazi, ce recueil prend acte. Irrémédiablement. Mais, en agençant ces témoignages en un montage élaboré qui restitue à chaque prise de parole sa singularité propre, Catherine Coquio et Aurélia Kalisky travaillent à rebours de la réduction à une « race », à une détermination unique, « juif » ou « tsigane », à laquelle furent soumises ces populations en vue de leur extermination. Elles donnent à entendre la pluralité irréductible des voix de ses victimes. Elles réintroduisent de la différence entre ces dernières à l’encontre de l’image cauchemardesque qui nous reste des ghettos et des camps qui les fait apparaître semblables à des silhouettes sans visage : à force de devenir dissemblables à elles-mêmes, elles en étaient arrivés à se ressembler tous. Dans L’enfant et le génocide, les textes se suivent, se répondent mais ne se ressemblent pas. Ils affirment une indétermination irréductible de l’humanité qu’aucune politique d’extermination nazie n’a pu détruire.


Comme si L’enfant et le génocide répondait à l’injonction du philosophe juif allemand, Walter Benjamin, qui, sa vie durant, avait appelé à une nouvelle écriture de l’Histoire qui serait non plus récit linéaire et universalisant des progrès de l’humanisme rationnel mais récit fragmentaire et infini d’un devenir barbare. Sans doute l’enfant du ghetto ou du camp qui mime, chante et joue l’extermination a-t-il quelque chose de ce « barbare » que Benjamin définissait comme un survivant à la culture et à la civilisation qui, contraint de construire sa propre humanité à partir des vestiges épars de cette dernière, n’avait de possibilité de reconquérir sa singularité que dans l’indétermination de son destin.


Anne-Lise Stern écrit : « Chaque sujet déporté témoigne de ça, de cette loque qu’il a été », elle ajoute aussitôt : « Quand il en témoigne, loque, il ne l’est plus ». L’enfant et le génocide le démontre magistralement. Ce récit sous forme de montage de textes restitue les traces discontinues de l’entêtement d’une humanité, aussi barbare soit-elle, dans un monde déshumanisé.
 


Marianne Dautrey, « L’enfant et le génocide », Acta fabula, vol. 9, n° 3, Mars 2008, URL : http://www.fabula.org/acta/document3993.php, page consultée le 25 octobre 2018.