Les Juifs à Marseille (1940-1944)
Auteur : Renée Dray-Bensousan
Titre : Les Juifs à Marseille (1940-1944), Paris, Les Belles Lettres, 2004, 474 pages, bibliographie (dont toutes les sources consultées), index, 25 euros
Même s’il existe encore des zones à défricher pour les historiens, la période de l’Occupation nous est de mieux en mieux connue. Des thèses récentes mais aussi des articles et des ouvrages spécialisés ont permis de mieux cerner ce qu’était la zone occupée en particulier la région parisienne. On connaît mieux le Commissariat aux questions juives, et les deux hommes qui l’ont dirigé, Xavier Vallat et Louis Darquier de Pellepoix, Paty de Clam et Joseph d’Antignac étant bien moins connus. Un récent ouvrage de Denis Peschanski dresse un large panorama des camps d’internement. Michel Laffitte, dans un ouvrage publié chez Liana Levi brosse un tableau de l’UGIF, cet organisme controversé, créé pour contrôler les associations juives en France. Depuis les polémiques relatives aux spoliations dont les Juifs ont été l’objet, les travaux de la commission Mattéoli, des thèses ont été soutenues, en particulier celles de Jean Laloum, Philippe Verheyde, et Jean-Marc Dreyfus, pour la zone nord. Des travaux sont en chantier pour en savoir davantage sur ces spoliations à Marseille, à Lyon, à la demande d’associations juives. Henry Rousso, Claire Andrieu ont travaillé sur l’aryanisation. La thèse de Renée Dray-Bensousan, publiée ici dans une version raccourcie très aisée à lire, pallie des lacunes pour la zone libre et en en particulier pour Marseille, ville phare : elle abritait déjà une importante communauté juive avant guerre, et devint une ville refuge, à la fois pour des juifs étrangers et les juifs français menacés dès le franchissement de la ligne de démarcation par les Allemands. Il y a une spécificité de cette ville qui demeure longtemps en zone libre, où les Allemands ont moins de capacités d’action qu’en zone Nord.
La thèse, dirigée par Jean-Marie Guillon, a été soutenue dans le cadre de l’Ecole doctorale « Cultures, sociétés et échanges dans les pays de
Le plan est chronologique, s’ordonnant autour de dates ruptures : en juin 1941 débute la mise en place des mesures d’exclusion, avec une administration spécifiquement antijuive ; en août 1942, se produisent les arrestations massives de juifs étrangers et les premiers départs du camp des Milles. Darquier de Pellepoix est alors à la tête de la région ; l’année 1943 est celle des rafles massives qui se poursuivent jusqu’en juillet 1944 ; avec 1945, c’est
L’ouvrage présente d’abord un état des lieux de la communauté juive de Marseille au moment où le pays entre en guerre. Le terme « communauté » ne doit pas faire illusion : la ville présente une judaïcité plurielle, très différente de celle de la capitale. Les familles les plus anciennes (Astruc, Bédarrides, Vidal-Naquet, Crémieux, Mosse…) sont celles du Comtat et beaucoup sont déjudaïsés, laïcisés. La ville compte une présence ashkénaze, dont le rabbin et le président du consistoire, tous deux d’origine alsacienne. Les Ashkénazes sont également marqués par la diversité. Les Alsaciens sont ceux qui ont choisi
Après cette présentation, le travail est ensuite divisé en trois parties « Une judaïcité bouleversée » analyse les répercussions du nazisme (afflux de Juifs allemands et autrichiens dès 1933) puis du conflit (arrivée des repliés). La ville devient alors une sorte de camp de transit où se déploie une intense activité des organisations caritatives juives. On essaie autant que possible de faire émigrer les Juifs menacés. C’est en particulier le travail de
La seconde partie décrit les années 1941-1942, qui imposent à la population juive les mesures d’exclusion décidées par le gouvernement de Vichy : recensements généraux et raciaux, recensements par professions de manière à préparer l’aryanisation. Les services chargés des questions juives installés dans les préfectures s’en chargent, utilisant même des outils statistiques. Une fois dénombrés, fichés
Le second recensement a lieu à la fin du mois de juillet, plus organisé, afin d’obtenir un véritable recensement exploitable, même si les résultats sont jugés insatisfaisant. Il y a également un recensement propre à certaines professions. En février-mars 1942, c’est le recensement des Juifs étrangers. L’exclusion professionnelle succéda aux recensements, afin d’éliminer l’influence juive dans l’économie. De nombreuses professions sont désormais interdites aux Juifs. Les avocats avaient été touchés parmi les premiers. Les Juifs sont désormais interdits de travail, d’étude. Des réseaux de solidarité se mettent en place pour aider ceux qui le peuvent à émigrer au moyen de filières terrestres (vers l’Espagne e le Portugal, puis de là vers l’Amérique) et maritimes (vers l’Afrique du Nord, puis le continent américain via Casablanca). Il est également possible de se rendre en Afrique (AOF), en Egypte, en Palestine et plus rarement en Extrême-Orient : on sait que plus de 300 enfants sont partis seuls, que les hommes émigrent plus que les femmes, et que si les candidats au départ viennent de toutes origines, y compris sociales, l’argent demeurent un élément déterminant à cause du coût du voyage. Les familles nord-africaines repartent vers l’Algérie.
Le 30 juin 1942, Adolf Eichmann, arrivé à Paris, indique que tous les Juifs doivent être déportés. L’année 1943 sera dramatique, le débarquement en Afrique du Nord entraînant un durcissement des politiques allemande et vichyste
La troisième partie est consacrée à l’aryanisation des biens juifs. Comme en zone Nord, l’élimination des Juifs du tissu économique passe par l’aryanisation : il s’agit d’un transfert autoritaire de propriété pour soustraire une entreprise, un bien mobilier ou immobilier à son propriétaire juif et le confier à un « aryen ». Ce phénomène concerne plusieurs échelles et histoires qui s’emboîtent : une échelle internationale ( des Juifs allemands ont réussi à transférer leurs biens ailleurs, parfois à Marseille), européenne (enjeux multiples pour les Allemands), nationale (nécessité pour Vichy d’empêcher les Allemands de mettre la main sur des biens français, d’affirmer sa souveraineté politique, et de montrer son activisme idéologique) et régionale.
L’aryanisation débute à partir de juin 1941 et une des grandes préoccupations est de trouver des administrateurs de biens. Un chapitre entier leur est consacré. L’auteur se livre également à une typologie des biens et montre qu’il y a une différence entre la manière d’agir de Xavier Vallat (souplesse pour de grandes entreprises pour éviter que des pans entiers de l’économie locale ne tombent entre les mains de vichystes extrémistes ou ne soient la proie des Nazis) et celle de Louis Darquier de Pellepoix qui mène une politique plus dure et plus étendue touchant toutes les catégories de biens. Dès 1943, le logement devient un enjeu avec l’intervention des Allemands qui cherchent des locaux à réquisitionner.
Mais des réseaux de solidarité locaux se sont mis en place, les milieux socioprofessionnels marseillais aidant des confrères, des familles, permettant le camouflage et l’auto-aryanisation. Tout comme l’appui des associations non-juives, catholiques, protestantes qui compliquent la tâche de la politique voulue par Vichy. En ce sens, les Juifs installés à Marseille bénéficient d’une aide que les Juifs de la région parisienne ont eu beaucoup plus de mal à trouver. Les rafles successives de 1942, janvier 1943 (des Juifs français), puis mars, avril, au cours de l’été (dont Raymond-Raoul Lambert et sa famille), en octobre (des enfants réfugiés au château de
Au final, un ouvrage qui fera date, très documenté, clair, facile à lire, enrichi par des tableaux, graphiques et cartes. Renée Dray-Bensousan a voulu montrer la spécificité de cette ville, déjà originale, puis transformée dans sa composition et bouleversée par la défaite du printemps 1940. Le décalage par rapport à la région parisienne, a pu sur certains plans (dont l’ayanisation, à plusieurs vitesses, la solidarité) profiter à une communauté juive dont les conditions d’existence sont devenues de plus en plus précaires à cause de la dynamique d’exclusion.
Compte-rendu de lecture de Christine Guimonnet