Musiques dégénérées ou interdites dans le IIIe Reich

mercredi 10 mars 2010
par  Renée Dray-Bensousan

L’activité musicale a constitué une dimension importante de la culture des communautés juives. En Europe, à côté de la musique liturgique, s’étaient développées des traditions populaires anciennes comme la musique klezmer (tradition musicale des Juifs d’Europe centrale et orientale depuis le XVe siècle) diffusée par les musiciens ambulants, des ghettos aux shtetls (bourgades juives). Le siècle des Lumières, puis l’émancipation des Juifs, vont créer des conditions favorables à la vie des musiciens dans la cité, voire une assimilation. Celle-ci est illustrée de façon exemplaire par la famille Mendelssohn en Allemagne et par les immenses succès que connaissent en France Halévy, Meyerbeer et Offenbach. Des musiciens, amateurs et professionnels adoptent et adaptent le répertoire de la musique classique. Nombre de compositeurs acquièrent alors la gloire. Fin XIXe siècle, dans les grandes villes, les répertoires de cabarets incluaient sketches, monologues, poèmes et chansons populaires où se confrontaient tradition et modernité.

Les Juifs ont pris conscience très tôt de cette richesse patrimoniale et ont cherché à la sauvegarder pour la transmettre. La Bibliothèque nationale d’Ukraine par exemple, possède une très importante collection de musiques populaires juives enregistrées dans les zones où vivaient les Juifs d’Ukraine et de Biélorussie entre 1912 et 1947, sur des cylindres de cire d’Edison.

L’instrumentalisation de la musique sous le IIIe Reich : une musique raciste et totalitaire

Rappelons l’importance des musiciens juifs dans l’Allemagne de Weimar : 2% des musiciens étaient Juifs et non des moindres.

Selon l’idéologie nazie, le peuple allemand est le premier peuple musicien de la terre. Sans les musiciens allemands la musique mondiale n’existerait pas, c’est ce que martèlent sans arrêt les politiciens et les idéologues du régime à commencer par Alfred Rosenberg, dès 1929 au congrès du NSDAP à Nuremberg, ou par Goebbels en août  1933 à la radio,  ou encore en 1939 lors du congrès musical du Reich. Son héros, Richard Wagner est le plus utilisé par la propagande, son œuvre qualifiée « d’incarnation pure et simple du peuple allemand ». La musique devient alors enjeu politique, elle est instrumentalisée et  doit galvaniser les Allemands. Un chant de haine, écrit par un chef SA Wessel Horst (1907 - 1930) devient l’hymne du Troisième Reich

La main mise sur la musique se fait en deux étapes par la loi d’avril 1933 tout d’abord puis par la création de la chambre de musique en novembre de la même année.

Dès 1933 (loi du 7 avril), avec l’interdiction de toute activité professionnelle publique, de nombreux compositeurs et interprètes juifs, perdent tout moyen de subsistance.

Les artistes juifs se regroupent en associations (Kulturbund pour la culture), tolérées par le régime, jouant pour un public exclusivement juif dans des lieux exclusivement juifs.

La création de la Reich musikhammer (chambre de Musique du Reich) contrôlée par  Goebbels, institutionnalise l’apartheid culturel.  Nul ne pouvait faire de la musique s’il n’avait adhéré à la chambre. Son président Richard Strauss qui avait pour fonction de gérer toute l’expression musicale en Allemagne, interdit toute prestation d’œuvres « juives ».

Avec la guerre, les activités musicales y compris celles des ghettos et des camps sont surveillées par les autorités militaires.

 

 Musiques interdites ou dégénérées et musiques permises

 

En 1937 à Munich, Hitler inaugure la grande exposition de l’art (Grosse Deutsche Kunstausstellung 1937). Les toiles exposées soulignent l’héroïsme, la patrie, le devoir familial, le travail. Elles attirent plus de trois millions de visiteurs. Cette exposition impose la notion d’art officiel et stigmatise « l’art dégénéré ».

L’année suivante en  1938, à Düsseldorf, l’exposition « Entartete Musik », dont le commissaire Ziegler qui  n’est pas musicien, dénonce le jazz comme une musique à la fois « juive, bolchevique et nègre », et donne à voir « l’arrogante impudence juive et le complet abrutissement intellectuel » pour démontrer que la musique juive a perverti la musique allemande. La couverture de la brochure de l’exposition représente un noir jouant du saxophone avec l’étoile de David au revers de son veston, détournement abject de l’opéra jazz d’Ernst Krenek, Jonny spielt auf, grand succès des années 1920. À l’occasion de cette exposition étaient présentées les théories sur « musique et race », qui aboutirent à la publication, en 1940, d’un Dictionnaire des Juifs dans la musique.

"Entartete musik »… musique « dégénérée » C’est ainsi que les Nazis, entre 1933 et 1945, appelaient toute musique qui ne correspondait pas aux normes de l’art officiel c’est à dire la musique des années 30, qui allait de la musique atonale au jazz… Ils entreprennent une éradication de " l’art dégénéré " visant à rejeter toute avant-garde au nom de la pureté de la race aryenne. Déjà en 1928, des affiches du parti nazi appellent à manifester contre « l’opéra-jazz », traité d’« insolente salissure judéo-nègre » (Jonny spielt auf d’Ernst Krenek).

La catégorie de musique dégénérée se présente comme une catégorie haïe où le régime nazi range toute la musique qui lui semble éloignée de sa propre vision de la musique ou de sa vision du monde. Est appelée dégénérée toute la musique non allemande — au sens très étroit que le régime donne à la notion de « musique allemande » — ce qui signifie : toute la musique de musiciens aux origines juives ; le jazz conçu comme une musique afro-américaine ; ou encore toute la musique prolétarienne : laquelle emprunte au jazz nombre de ses procédés ;

La liste des œuvres, des compositeurs et des interprètes de la musique dégénérée est longue plus de 200 noms. Mais c’est essentiellement sur trois compositeurs que s’acharnèrent les nazis : Meyerbeer, Mendelssohn, Mahler.

Mendelssohn était alors un symbole du patrimoine allemand : en 1936 sa statue fut abattue devant le Gewandhaus de Leipzig, la rue Mendelssohn fut rebaptisée Anton Bruckner et le régime commanda en 1934 une partition aryenne du Songe d’une Nuit d’Eté à  Rudolf Wagner-Regency.

On lisait dans le National Zeitung d’Essen : « … le Troisième Reich ne peut assumer la responsabilité de la musique de Mendelssohn… cette musique est géniale mais en dépit de sa valeur musicale, elle n’est pas supportable pour un mouvement de culture raciste… »

Pourtant Felix Mendelssohn Bartholdy (1809-1847) n’était pas juif de religion, il était pour les nazis « de race juive ». C’était le petit-fils de Moses Mendelssohn, le grand penseur de l’Aufklärung juif, et le fils d’un banquier berlinois aisé, Juif, dont la famille, s’était convertie au christianisme. Mais il était certes un génie remarqué très jeune pour sa précocité. Il dirige à quinze ans son premier opéra. Appelé à Berlin dans les années 1840, il devient le compositeur européen le plus célèbre de son époque. Parmi ses œuvres on peut citer le Songe d’une nuit d’été, le concerto pour violon en mi mineur op. 64, les symphonies no 1, no 3 dite L’Écossaise (en fait la 5e dans l’ordre de composition), et n° 4 l’Italienne (3e dans l’ordre de composition), ainsi que quelques unes de ses 64 romances sans paroles pour piano. Malheureusement la connaissance de Mendelssohn se limite bien souvent a ces œuvres, alors qu’il a composé nombres d’autres chefs-d’œuvre, ou du moins d’œuvres d’une très grande beauté.
Dès 1933, les programmes de musique classique à la radio sont contrôlés. Mendelssohn est pratiquement interdit de diffusion.

Les courants de la modernité de la période précédente sont vus à travers le prisme de l’antisémitisme touchant les œuvres de Schoenberg, Kurt Weill, Wilhelm Gosz, Georges Antheil, Darius Milhaud notamment son Christophe Colomb.

Arnold Schoenberg est particulièrement stigmatisé pour être allé contre « les ancêtres qui ont créé dans la tonalité à partir d’éléments allemands » et qui avec son Traité d’harmonie fonde l’atonalité « produit de l’esprit juif » Schönberg, surnommé « le charlatan sans racines », est visé. « Quiconque en mange, en meurt », fulmine Goebbels. Les grandes figures de la musique atonale, ces « faiseurs de bruits », subissent le même sort. Berg et Webern. Korngold, Weigl, Rathaus, Glanzberg et Zemlinsky, beau-frère de Schönberg font partie du pilori.
Sont tout aussi visés la « musique nègre », autrement dit le jazz, et les compositeurs juifs, dont certains, comme Schoenberg, sont les représentants d’une avant-garde pour laquelle les nazis n’ont que haine et mépris.  Enfin, dernière attaque, on accuse les musiques juives d’avoir soutenu l’invasion du bolchevisme culturel.
 

Le kulturbund ou Fédération culturelle juive en Allemagne

 

Après leur éviction de la scène publique en 1933, les artistes juifs se regroupent dans le Kulturbund Deuscher Juden (union culturelle des Juifs allemands) dirigé par le Dr Kurt Singer à Berlin où vivaient encore 175 000 Juifs. Le Kulturbund fédère des antennes dans plus de 60 villes.

Puis les Juifs ne pouvant rester allemands, la fédération se transforme en Jüdischer Kulturbund in Deutschland ou union culturelle des Juifs en Allemagne, (plus de 18 000 membres actifs et 2 300 musiciens). Elle présente pour un public juif une centaine d’opéras, et plusieurs centaines de concerts, des pièces de théâtre, de cabarets et des concerts dans les synagogues de Francfort, de Berlin, de Munich… etc.…Elle sera dissoute en septembre 1941.

Le Kulturbund appelé le kubu par dérision représentait pour les nazis un instrument d’unification des communautés juives, pour justifier leur politique culturelle juive vis-à-vis de la communauté internationale. Le Kubu était divisé en huit départements dont un pour l’opéra (avec une division pour les concerts) dirigé par Joseph Rosenstock (1895-1985) qui s’exilera à Tokyo en 1936 puis à New York. Cette organisation ne fit pas l’unanimité, ses membres furent qualifiés par ses détracteurs, d’amuseurs

 

Une culture juive ?

 

Le grand problème que se posent par la force des choses, les organisateurs du Kulturbund, talonnés par les officiels nazis est celui de la définition d’un art juif. Ils ne purent apporter de réponse. Leur enfermement conduit les Juifs eux-mêmes à débattre de l’existence d’une « musique juive », ses caractéristiques, son développement. De nombreux compositeurs reviennent à leurs racines dans leurs oeuvres, en puisant dans le patrimoine de la tradition religieuse ou culturelle. Ce phénomène finit par toucher les compositeurs qui choisiront d’émigrer comme Erich Itor Kahn. Les oeuvres choisies pour être interprétées sur les scènes animées par le Kulturbund, n’échappent pas à cet engouement : l’oratorio d’Ernest Bloch, « Avoda Kodesh » (le Service Sacré) donné déjà à Berlin en 1934, fut repris à Francfort, avec un extraordinaire succès. De très nombreuses œuvres illustrent ce retour à des sources d’inspiration fondées sur les traditions ancestrales. Au sein du Kulturbund sont jouées, voire créées outre les grands oratorios bibliques de Haendel, Mendelssohn, des œuvres comme le « psaume 137 » de James Simon, « Balak et Bilam » de Hugo Adler, etc.…De très nombreux cantors (chantre, Hazzan) contribuent à l’élargissement de ce répertoire.

 

 

Des ensembles de Jazz interdits partout dans le Reich sauf dans les camps !

Le jazz, symbole de la musique dégénérée que jouaient, au risque de leur vie, des jeunes en signe de résistance, était interdit. Pourtant des groupes d’abord créés clandestinement obtinrent l’autorisation plus ou moins officielle des SS et de l’administration des lagers ( camps). A Buchenwald, le big-band, Rythmus dont le répertoire comportait des œuvres de Duke Ellington, Cole Porter, Glenn Miller…fut non seulement autorisé par les SS mais encore exhibé dans d’autres camps. Après avoir entendu la petite formation de jazz de Mauthausen, les SS du camp exigèrent que le groupe vînt animer les soirées du bordel local. Pour ne pas satisfaire cette obligation, le groupe préféra se dissoudre.

A Terezin, un concert fut donné le 6 décembre 1941, soit deux semaines à peine après l’arrivée des premiers déportés, par le groupe du clarinettiste de jazz pragois Bedrich Weiss.