Le témoignaged’une Marseillaise sur la vie à Marseille pendant la Seconde Guerre mondiale

mercredi 30 mars 2022


JE ME SOUVIENS...
Je suis née en juin 1938. Mes plus lointains souvenirs sont des souvenirs musicaux. Des airs de musique que diffusait le ‘’Blaupunkt’’ de mon père, mélomane, surtout amateur de musiques d’opéra. Il avait son abonnement à l’Opéra de Marseille, ce qui en faisait, à l’époque, un ouvrier cultivé. Musique et géographie vont de pair ensemble. Il était aussi un excellent
géographe, et j’aimais, tout en tremblant un peu et en me rongeant les ongles, l’entendre parler des différents théâtres de combats ou de conflits. Parce qu’il semblait que loin, très loin, il y avait ‘’une guerre’’. Je l’entendais employer des mots nouveaux : ‘’Jean, en Indochine, quand le reverrons-nous ? ...’’
Je me souviens que j’ai toujours été accompagnée de musique européenne, d’où mes favoris, pour faire ma sieste sur la terrasse de la maison familiale, au Lotissement de Bellefontaine –Mozart, Liszt, Brahms, Chopin, Beethoven, Schubert, Bach, mais aussi Wagner – dont j’ignorais les noms, avant l’âge de trois ans, mais dont j’appréciais les mélodies romantiques ou les emportements... Ce ne fut que plus tard, en 1944 et surtout à partir de 1945, 46, 47, que j’ai découvert l’existence d’un certain Mendelssohn et d’un certain Mahler. Mes parents qui avaient été d’un silence parfait par prudence m’expliquèrent pourquoi. Et je découvris l’horreur du problème juif. Mais j’y reviendrai.
D’abord, ce qui domine dans mes souvenirs, c’est la peur. De la guerre. Des soldats que l’on voyait monter dans des voitures – les seules (ou presque) qui roulaient - vers la Panouse. De la faim. Du froid. D’être emmenés – où ?... Des alertes. Et donc des bombardements. Des chambres du premier étage, on voyait quelquefois, loin sur la ville, le ciel zébré d’éclairs de lumière. Il y en avait partout ! Mon père, qui faisait partie de la défense passive, disait :‘’Encore les ‘’traceuses’’ ! Et m’expliquait que c’était comme des canons qu’on braquait vers le ciel et qui lançaient des grosses lumières, pour détecter des avions ennemis.... Et je me
prenais à rêver très fort pour que les avions s’en sortent...
Il me semblait que mon père, dans le cadre de sa profession à l’A.P.H.M. avait des fonctions spéciales. Il avait l’air au courant que quelque chose de méchant allait se produire, mais quand
on a entre 3 et 7 ans, on ne sait pas pourquoi il part tout à coup sur son vélo, avec un brassard au bras. Le 27 mai 1944, alors qu’il travaillait à la Maternité, à la Belle de Mai, les nouvelles, dans les services de la D. P., furent qu’il allait y avoir un bombardement américain. Il s’agissait (on nous l’a dit ensuite) d’empêcher les Allemands qui rembarquaient les troupes stationnées à Marseille, de quitter la ville pour aller rejoindre leurs forces sur le front. Et c’est ainsi que mon père sauva sa belle-sœur d’une mort certaine, en sautant sur son vélo et en se précipitant vers les tunnels du Boulevard National, hurlant son nom et son prénom, et l’ayant trouvée, la força à quitter les lieux, alors que comme tous les autres, elle restait terrée, se croyant protégée par la voûte du tunnel et par les autres riverains, qui se serraient les uns contre les
autres. Mon père la ramena chez nous, sur son porte-bagage, et par la suite, je l’ai souvent entendue raconter l’épisode, effrayée par ce à quoi elle avait échappé, en tant qu’habitantedu quartier blessé : près de 2000 morts et 1200 immeubles détruits (archives). Héroïsme au quotidien d’un homme dispensé par sa vue d’aller au front...
Son époux, mon oncle, était un personnage mystérieux pour moi. Je savais qu’il existait, mais jusqu’à la fin de 1944, je n’ai jamais eu l’occasion de le voir. Cela mettait une atmosphère curieuse quand ma tante venait voir leur petit garçon, Michel, qui vivait avec nous, car, seule, elle ne pouvait pas l’élever et travailler. Car l’oncle, comme cela nous fut expliqué plus tard, avait fui le STO, et était parti en Corse, dans la famille de sa femme, où il vécut caché, jusqu’aumoment où, tout danger étant passé, il put revenir auprès des siens. Au début, cette personnesupplémentaire, que je découvrais à la fin de la guerre, me dérangeait. Nous avions vécu engroupe, et il n’en était pas. Mais cela ne dura pas et il prit vite sa place. Il devint notre gourou quand en 1945-46, il nous montra, à Michel et à moi, sur le zinc de bistrot d’un ami l’effet décapant du coca-cola, qui venait débarquer en Europe à la suite des Américains.
‘Et voilà ce que ça fera dans votre estomac si vous en buvez’’ ! La muqueuse (tiens, un mot nouveau) se dissoudra comme le zinc du comptoir !’’ Cette leçon fut radicale ! Ni Michel ni moi n’avons jamais souhaité faire l’expérience ! Et je ne comprends toujours pas ce qu’y trouvent les consommateurs... Peut-être n’en connaissent-ils pas l’origine !
Notre villa abritait le couple de mes grands-parents maternels, mes parents, et mon cousin Michel. Sa maman, ma tante, montait le dimanche, de la Belle-de-Mai à Bellefontaine...
Heureusement que Marseille avait, à l’époque, un réseau de tramways qui couvrait toutes les banlieues, et permettait à chacun de se déplacer aisément.
C’est ainsi que, souffrant d’une atrophie musculaire dont personne ne comprenait l’origine, le professeur de médecine qui me soignait, à la Conception, souhaitait que j’aille le plus souvent possible, aux Bains de mer chauds, un établissement situé sur la Corniche. Et là, après des soins en piscine, la suite des opérations consistait à m’enterrer dans le sable de la petite plage voisine. IL fallait y aller, mais aussi remonter à Bellefontaine. Et là, l’obligation de soins se
doublait du danger des alertes, alors que nous étions sur le tramway... Combien de fois avons-nous dû le quitter en pleine ville et nous précipiter à l’abri le plus proche... Et quand nous n’en
connaissions aucun près de l’endroit où nous devions abandonner le tramway, nous allions nous réfugier à la librairie Clary, rue Paradis, entre rue Grignan et rue Montgrand, dont les propriétaires étaient apparentées à ma famille paternelle... Il y avait là, dans l’arrière-boutique, un petit tabouret très bas, qui m’accueillait, et l’une des sœurs Clary me mettait un livre pour enfants entre les mains. J’oubliais tout, même la peur... Beaucoup plus tard, les
sœurs Clary ont pris leur retraite et ont vendu à Mr Brahic. Un jour que je lui racontais ces souvenirs, quarante ans plus tard, il me dit : ‘’Attendez !’’ et part vers l’arrière-boutique, d’où il est revenu avec le tout petit banc improvisé sur lequel je m’asseyais, dans ces moments terribles...
Tous les jours, à la sortie de l’école du Cabot, les enfants d’une voisine venaient chez nous en attendant que leur mère rentre du travail. Là encore, il n’y avait que la mère, le père était prisonnier de guerre en Allemagne. Et mes parents et grands-parents avaient ouvert toutgrands leurs bras à Raymonde, 8 ans, et Maurice, 6 ans. Mon père et mon grand-père –excellents cultivateurs – entretenaient un jardin remarquable de 800m2 tout compris, grâce
auquel nous avons pu survivre à ces cinq ans de privation totale. Pas une parcelle n’était inoccupée, devant produire légumes ou fruits selon la loi paternelle (!) et ma mère m’a souvent parlé de ce fantastique mimosa qui décorait une façade et que mon père avait arraché sans préavis pour planter des vignes et des poiriers en espalier à sa place... Chagrin de ma mère, qui n’avait pas eu voix au chapitre ! ... Avec le temps elle oublia, surtout quand il put
mesurer toute l’aide que le jardin pouvait nous offrir : nous n’avions pas de sucre dans les produits que nous permettaient d’avoir les Allemands. Mais chez nous, ma grand-mère et mon
grand-père cuisinaient jour après jour, à la fin de l’été le suc des raisins que nous produisions : le raisiné, comme on l’appelait, nous permettait de ne pas trop manquer de sucre. Et comme nous le savons aujourd’hui, le sucre des fruits est celui qui est le moins nocif pour notre santé.
Ceci n’est qu’un exemple des nombreux services rendus par notre jardin : j’utilise encore des pots de verre qui leur servaient à stériliser les haricots verts et autres petits pois.
Leurs astuces étaient remarquables : savez-vous faire de la mayonnaise sans huile ?... Nous avions les œufs, les graines de moutarde, le sel mais pas d’huile !... Et pourtant ma grand -
mère arrivait à produire une émulsion qui avait l’air de plaire à mon grand-père, fin gourmet !... Et connaissez-vous le savon sans savon ? Non ?... Alors, précipitez-vous sur la saponaire, comme le firent mes parents, qui année après année, en recueillaient les graines sur certains plans, pour les ressemer, le printemps venu ! Avec les autres plans, ils fabriquaient une eau savonneuse, bien utile pour soulager les rares morceaux de savon que nous recevions desautorités...
Tous nos voisins, bons jardiniers, faisaient plus ou moins de même et c’est ainsi que nous avons pu survivre, sauf le pauvre Monsieur A., notre voisin d’en face, tué, alors qu’il travaillait dans son jardin, par un éclat d’obus, tiré depuis le dispositif installé au sommet de la colline Lagier,(propriété Berger) lors d’une mise en place des tirs (mais je ne sais pas jusqu’où pouvaient porter ces canons). Cela a dû survenir très tôt, dès l’arrivée dans le Sud des
Allemands, car je n’ai jamais vu ce monsieur. Ce qui situe leur apparition à Marseille dès novembre 1942. A ma connaissance, il fut le seul mort par éclat d’obus dans les environs. De même, je ne pense pas que ces canons aient jamais été utilisés. Car nous étions sous la portée immédiate de ces groupes de soldats de la Panouse, et cela nous a valu pas mal de mauvais moments : régulièrement, les habitants de Bellefontaine, et j’imagine que ceux de la Panouse et du Cabot faisaient de même, appliquaient un procédé vieux comme le monde, pour conserver 1/ à l’abri de l’humidité, et ici 2/ à l’abri des Allemands, le maximum des légumes en hiver, en creusant le sol et formant ce qu’ils appelaient des silos : dans des grands creux rectangulaires, ils appliquaient une couche de gravier fin, puis une couche de légumes, puis une couche de gravier, etc, tant qu’il y avait des légumes à y entreposer.
L’emploi de tout ce sable-gravier nécessitait ensuite, quand on retirait progressivement les légumes ainsi protégés, un tamisage régulier et obligatoire. J’ai souvent vu mon grand-père lancer, pendant des heures, des pelletées de terre fraichement retirée sur un grillage incliné, dressé sur deux pieux... L’avantage était double : épurer la terre et retrouver le sable de graviers à remployer pour le futur silo à garnir.
En temps de guerre une armée d’occupation vit sur le pays : les Allemands ont amplement suivi cette coutume. Et c’est ainsi que, dès l’hiver 42-43, arrivés dans le Sud avant la fin de la ligne de démarcation, ils ont commencé à descendre avec un gradé, genre lieutenant ou plus, jusque chez nous, et à empoigner des bêches et des piques et commencer à chercher le silo, patiemment creusé par mon père et mon grand-père dans le jardin, et qu’ils avaient donc
l’intention de récupérer. Tête des parents ! Les voisins étaient là, venus par curiosité, voire par inquiétude car ils savaient que leur tour viendrait Et cela devint une habitude. Fou-rire caché quand les Allemands repartaient bredouille, et peine des parents quand eux-mêmes ne retrouvaient rien dans ce terrain entièrement défoncé à force d’être retourné ! Pendant la tournée des ‘’Boches’’, personne ne bougeait de peur d’être molesté. Nous, les petits, nous regardions, muets, car nos parents nous avaient interdit d’ouvrir la bouche ! De toute façon, nous avions peur, car nous savions que la culture des pommes de terre était interdite et que toute la production française était réservée à l’armée allemande. Alors, quand ils en trouvaient dans les silos, les ordres pleuvaient, de rage !...
A la Panouse, il y avait un jardinier (dans une grande propriété mais la mémoire du lieu me fait défaut) qui, par son talent, avait, indépendamment de son travail pour le propriétaire, obtenu le marché de la production de fraises pour le banquet qui suivait chaque année, en février, la messe des notaires à St Cannat les Prêcheurs. Des fraises en février : c’est déjà un exploit, qu’on peut obtenir avec du talent, en cultivant des ‘’fraises des 4 saisons’’, mais des fraises en février, en assez grande quantité pour satisfaire le nombre des notaires de la ville de Marseille qui participaient traditionnellement à ce banquet, chaque année, cela, il n’y avait
que Mr Dauphin, à la Panouse, qui pouvait le faire, étant donné son habileté... Jusqu’au jour où les Allemands sont venus pour chercher un éventuel silo et ont vu les fraisiers rougis... Vous imaginez la suite, je pense ! Et le chagrin de ce vieux monsieur ! J’ai longtemps employé sa fille qui m’aidait aux soins de la maison, dans la seconde partie de sa vie, et nous parlions souvent de cette affaire des fraises volées dans la serre...
Pour mon père, ce fut un autre chagrin qui le saisit dans la nuit du 25 décembre 1943 ! Il avait le marché de l’élevage des lapines nécessaires pour faire des diagnostics de grossesse, dans des cas difficiles, je suppose, à la Maternité de la Belle de Mai ... J’ai su la raison de notre important élevage de lapin(e)s seulement plus tard, car là aussi, la discrétion de nos parents était capitale par rapport à nous, les enfants !... Mais je me souviens de la mine ravagée de
mon père, le matin de Noël, revenant de l’enclos des lapin(e)s... Vide ! Dans la nuit, des voleurs s’étaient introduits, en grimpant sur le mur de l’avenue Lagier, contre lequel s’appuyait le mur
de notre poulailler, et avaient tout raflé !... L’importance était encore plus capitale, du côté de la maternité... Quant à nous, pendant un certain temps, nous avons trouvé nos protéines dans les horribles vesces (= lentilles pour les vaches) que nous autorisaient les Allemands, et qui, en ce qui me concerne, me déchiraient les intestins...
Comment ai-je pu garder tant de souvenirs ? Facile à expliquer : j’ai eu la chance de ne pas aller à l’école avant l’âge de 4 ans et 3 mois, et si je dis ‘’la chance’’, c’est que premièrement, je me suis élevée dans ce jardin avec les grenouilles, les libellules, les couleuvres d’eau, les papillons, les araignées et autres auxiliaires du jardinier, et les légumes et les fruits qu’il me suffisait de cueillir, quand ils étaient mûrs...Je me rappelle que je me couchais à plat ventre dans les rangées de petits pois pour que mon père ne me voie pas car il m’aurait demandé de les cueillir , mais comme je souffrais d’un trouble encore inexpliqué à l’époque, toutes les postures où j’étais debout me fatiguaient beaucoup. Mais mes parents ne semblaient pas le percevoir... Ils n’étaient pas dans ma peau, bien sûr !
Ensuite parce que par le plus grand des hasards, j’ai appris à lire (presque) toute seule entre mes 2 ans et mes deux ans et demi. Comment est-ce possible ?
J’ai déjà parlé de mes petits voisins - Raymonde et Maurice D. - que j’attendais avec bonheur chaque jour d’école après 4 heures. Ma grand-mère nous faisait le miracle d’un petit goûter, avec ce que nous avions, puis nous nous mettions sur un grand banc de jardin, sous la terrasse, moi au milieu, et eux deux à ma gauche et à ma droite. Car, à la demande du maître de Maurice, qui à 6 ans, rencontrait des difficultés pour apprendre à lire, l’objectif était de lui faire réviser ‘’ses acquis’’, comme disent aujourd’hui tant de pédagogues prétentieux.
Et pour cela, sur la suggestion du maître, Raymonde se servait du journal du jour, et non pas du livre de lecture de Maurice. Pour varier les plaisirs, j’imagine, et éviter la lassitude du petit garçon, devant ses échecs dans l’apprentissage. Donc, elle, tenant la page de gauche, et lui, la page de droite du PETIT PROVENCAL, je me trouvais aux premières loges pour repérer les lettres, minuscules ou majuscules, car j’avais déjà une belle mémoire... Jusqu’au jour où sur les genoux de mon père qui lisait le journal le soir, en attendant de dîner, je lui ai énoncé toutes les lettres du titre. Surprise, colère de mon géniteur : ‘’Comment !... Tu apprends à lire
à cette enfant ?’’... A cette époque, je ne parlais toujours pas. Sauf deux ou trois mots usuels.
Et comme mes parents me l’ont rapporté plus tard, je les ai pris par leurs vêtements et les ai amenés jusque chez les D., où là-haut, les choses se sont éclaircies...Il était l’heure de dîner...
Je peux dire que ce soir-là, je suis née pour la seconde fois.
L’apprentissage de la lecture débloqua celui de la parole, puis j’ai appris à compter, à écrire, et il y a une lettre de moi à mon père qui date du 17 décembre 1941, alors qu’il était hospitalisé à la Conception et qu’on ne savait pas s’il pourrait rentrer à la maison pour Noël. J’avais donc 3 ans et demi. Et je lui décris, avec force détails tout ce que je fais avec mon grand-père, en particulier toute une expédition de cueillette de plantes sauvages jusqu’au fond du
lotissement où le chemin s’arrondissait en une sorte de rotonde herbeuse, bien agréable pour jouer, et aussi pour ‘’faire l’herbe’’ pour les lapins, en évitant ‘’la cigüe, parce qu’elle pourrait
leur faire du mal’’. Une vraie éleveuse en herbe !
Qui habitait le lotissement, à cette époque ? Sur une carte, son tracé se présentait comme un
L majuscule, pour certains, ou comme un T majuscule, mal équilibré par rapport à l’axe central, pour d’autres. Donc :
Groupe n° 1 : Les habitants d’en bas :
A l’angle droit, la maison des F. : une famille juive, joviale et maternelle : le couple âgé, puis lecouple formé par leur fils Maurice, très sociable, et sa femme, élancée, magnifique, chic, et qui avait une certaine classe. Ils avaient une fille Sylvia, de mon âge ou à peu près. Des commerçants actifs, dans le centre-ville. J’étais chez eux comme chez moi. Et ils avaient des livres, plein les étagères, et des drôles de dessins, qui faisaient rire, au mur ! (Des Dubout !...)
En face d’eux sur le côté, une autre famille juive avait emménagé dans une maison peut-être déjà existante, car ils étaient arrivés pendant la guerre, vers 41, me semble-t-il. Madame et Monsieur L. étaient effacés, je dirais qu’ils étaient ‘’gris’’, comme des souris. Ils se bouclaient chez eux. Ils avaient une fille (l’aînée des deux) et un garçon. J’ignorais tout du problème juif, et d’abord j’ignorais ce qu’était un juif. Mais je sentais quelque chose de contraint, de triste, de malheureux chez cette famille, surtout Madame L., car j’ai rarement vu Monsieur. En revanche leur fils Marcel devint vite mon meilleur ami. Je pense que nos âges correspondaient. Nous étions les deux seuls ‘’intellos’’ du lotissement. La seule chose qui me gênait, c’était l’étrangeté de leur nom, du fait de sa terminaison, je présume. Mais à ma grande excuse, je ne parlais pas le polonais !...
Au fond, les G. - Monsieur, expert-comptable, Madame et leur fille Nicole. Aussi le père deMadame G., un merveilleux jardinier, qui prenait soin de la floraison de la propriété. Je lui dois mes premières émotions devant les fleurs que l’on repique à la bonne saison, devant les alignements, les symétries des jardins ‘’à la française’’ sauf que là, le jardin était plutôt un jardinet ! Assez grand tout de même pour que les G. aient pu faire creuser un abri pour 3 ou 4 personnes. Chez nous aussi, mon père et mon grand-père en avaient creusé un à l’arrière de notre maison. Selon les alertes, nous courions jusque-là, surtout lors des alertes tardives, ou
nous nous installions sur une soupente (un drôle de mot !), que mon père avait aménagée sous le plafond du rez-de chaussée de notre maison.
Mais nous avions une autre possibilité : celle de rejoindre, en courant, l’abri communautaire que les hommes du lotissement s’étaient tous mis à construire, très tôt dans la guerre. Dès la fin 1942, il existait. La toute petite fille que j’étais (et qui lisait le journal tous les matins (!) avec mon grand-père, en nous partageant les feuillets (!) a pris conscience – sans pouvoir l’analyser – qu’à partir d’un certain temps il se passait des choses qui rendaient les parents plus inquiets et plus sombres. C’est par rapport à nos parents, à leur inquiétude sourde que les enfants que nous étions sentaient que les choses n’allaient pas pour le mieux. On parlait
de bateaux à Toulon, chez nous, car deux filles d’un premier mariage de mon grand-père y habitaient. Il s’était passé quelque chose, mais quoi ?... Je ne comprenais pas tout ! Et le mot ‘’sabordage’’ entra dans ma vie... La flotte française s’était sabordée à Toulon ! Et cela fut l’événement qui détermina tous les habitants du lotissement à creuser un abri ‘’gigantesque’’pour tous les habitants.
Il était situé dans la montée vers le chemin de la Panouse, sur la gauche, dans une partie non encore occupée. Pour nous les enfants, il était énorme. Il était aussi un sujet de soucis olfactifs, car il y avaitdans la communauté une femme très, très, très âgée, et qui ne se lavait plus depuis longtemps.
Et très malignement, dès qu’elle s’était installée, au fond du conduit, les adultes nous plaçaient -nous, les enfants, autour d’elle ! j’ai gardé longtemps le sentiment de malaise que je ressentais au contact de Mme F.-A., et je préférais de loin notre abri personnel dans notre jardin... J’avoue que je ne sais pas pourquoi certaines fois on restait chez nous et d’autres fois, on se précipitait dans l’abri public ! On courait le plus vite possible, les serviettes encore au cou, les cuillères et les fourchettes à la main dès qu’on entendait la sirène, quand c’était à l’heure du repas. Et un détail me remplit encore d’émotion quand je revois par la pensée monpetit cousin (il avait 2 ans de moins que moi) qui systématiquement, chaque fois qu’on allait s’abriter, où que ce fût, s’empressait de prendre dans la glacière le peu de corps gras qu’y s’y trouvait, quand il y en avait - une vulgaire végétaline que nous, les enfants, prenions pour du
beurre ! Michel serrait son petit paquet sur son cœur, jalousement tout le temps que durait l’alerte, et repartait de même en gardant son trésor sur la poitrine ! Sur le chemin de retour, il nous est arrivé de trouver ici ou là une serviette, une cuillère abandonnée par les uns ou les autres... Ce n’était pas rare !
A propos de beurre, un jour, j’en ai vu, du vrai ! Arrivé un matin, dans un colis amené par le facteur, et que nous avait adressé depuis la Bretagne le frère de ma grand-mère paternelle.
Mon cousin et moi étions là, à l’ouverture, irréelle pour nous, de ce qui pouvait ressembler à une énorme boîte de conserve en métal étamé, qui devait contenir 2 ½ litres, au moins... Ma mère dit : ‘’Alors, maintenant, nous allons ouvrir ‘’l’estagnon’’ ! Ce mot reste attaché à mon enfance : je ne l’ai jamais entendu que pendant cette époque. Est-ce parce qu’on a changé, ensuite de mode de consommation et qu’on est passé à l’ère de la boîte de conserve calibrée pour prendre moins de place dans des cartons facilement transportables ?...
En tout cas, cet estagnon-là n’a pas trop résisté à la pointe de couteau de ma mère et le
couvercle a vite sauté en l’air. Et dans le ventre de la boîte, il y avait 1/ de l’eau jusqu’à ras bord, et une fois celle-ci vidée délicatement, 2/ un produit blanc qui avait des reflets beiges très doux. Et j’apprends que c’est cela une motte de beurre, et que c’est de cette façon qu’on la fait voyager – noyée dans de l’eau, pour qu’elle ne soit jamais en contact avec l’air, tout comme le rataillon de végétaline qu’on maintenait ainsi dans un bol d’eau, en état d’être consommée dans notre glacière, quand nous n’avions pas pu acheter de la glace ; car même pendant la guerre, les marchands de glace essayaient de passer partout dans la ville, pour vendre leurs blocs ! J’attendais avec impatience le passage de la charrette du marchand qui nous vendait la glace des Glacières de Bonneveine, mais le rythme de passage était fluctuant et dépendait des risques encourus, au fur et à mesure que le temps passait.
Le chiapacan, dont on entendait le cri dès qu’il apparaissait à l’angle droit, n’attrapait pas les chiens errants, à Bellefontaine. Il n’y en avait pas ! Mais il venait acheter (pour trois sous ?) les
peaux de lapin que mon grand-père ou les voisins gardaient pour lui...Il y avait aussi la poissonnière, qui passait, poussant devant elle une énorme poussette ventrue, où l’on aurait pu mettre des triplés (!) et qui vendait le produit de la pêche locale, pour ceux qui habitaient loin du Vieux Port où se poursuivait, malgré les risques, cette vente ‘’sur la pierre froide’’, privilège accordé par Colbert dès la fin du 17e siècle, pour sauver le commerce local de la pêche : les sardines, les maquereaux, les merlans, les limandes, plus rarement les soles – tous poissons bon marché, et pas fragiles. Nous mangions aussi de la baudroie, que dans d’autres régions on appelle la lotte ! Et avec la tête, monstrueuse, de ce poisson, ma grand-mère nous faisait une pauvre soupe, que nous trouvions délicieuse !Comme quoi, tout n’est qu’une question de technique de cuisson !...
Les Marseillais, les anciens, si leurs pas les menaient près du Vieux Port, n’oubliaient pas de ramener dans leurs filets à provision un ou plusieurs poissons, qu’on leur enveloppait dans du papier gris !
La vue de ces étalages où les poissons bougeaient encore est un de mes deux plus anciens souvenirs, vague mais perçu comme quelque chose de pittoresque et frappant. L’autre est l’excursion que mes parents proposaient aux cousins qui, arrivant de Corse ou de Toulon ou des Alpes, venaient rendre visite à mes grands-parents. Ils voulaient tous voir le Pont Transbordeur ! J’avais un peu plus de 2 ½ ans à la destruction de ce fameux pont. C’est mon
plus ancien souvenir, très léger, évanescent... Un flash me rappelle, quand je ferme les yeux que nous étions miraculeusement accrochés sous un rail glissant tranquillement au-dessus dela passe. La ‘’nacelle’’ (encore un mot nouveau) se déplaçait lentement, comme s’il ne fallait rien déranger, et moi je volais sans bouger. La vue sur la ville me faisait découvrir cettedernière, mais si je baissais la tête, la vue de l’eau sous moi m’amenait une sensation étrange.
C’était ça, le vertige ?... Et c’était ça, la ville ? Que des maisons, que des toits, que des rues etdes gens !..Revenons aux poissons : c’était chez l’épicier du Cabot qu’avec nos tickets de rationnement
(que de souvenirs de comptage et de collage des tickets que nous avions pu amasser !) nous pouvions acheter de la morue séchée – rarement – mais fidèlement ! Nous n’avions pas le droit à la moindre viande digne de ce nom ! Alors, la morue !... C’était Byzance !
De moi on disait que j’étais maigre comme un ‘’stocofish’’. Ne sachant pas ce que c’était, je me contentais de contempler ma maigreur... Jusqu’au jour où l’oncle qui venait de Corse m’a expliqué ! Ce nom était la prononciation provençale, c’est à dire qui-avait-pris-ses-aises, pour désigner le plus célèbre des poissons au monde, et l’angliciste que je suis soutient qu’il a été à l’origine des guerres incessantes avec l’Angleterre, devenue la Grande Bretagne puis le Royaume Uni, si bien qu’aujourd’hui les historiens parlent tranquillement d’une seconde ‘’Guerre de 100 Ans’’ tout au long du 17e-18e siècle ! ... Je veux parler de la morue, bien sûr qui, une fois séchée, est aussi mince (et j’ajoute dure) qu’une bûche (= stock), d’où le nom composé ‘’stockfish’’, en anglais, pour désigner la morue séchée !... Ne me demandez pas
pourquoi j’aime tant le cabillaud congelé, aujourd’hui encore, car je ne sais pas où je pourrais trouver de la morue séchée, par les temps qui courent ! Ce fut mon premier mot d’anglais et peut-être est-ce de ce mot que m’est venu mon goût pour cette langue, que j’ai enseignée pendant 38 ans !
Je me trompe : il y avait un autre mot que je connaissais : Londres, ou plutôt Radio-Londres !
Mon père, déjà, me montrait le monde ‘’à plat’’ sur notre petite mappemonde familiale, où j’avais moi-même trouvé ‘’Indochine’’ ainsi que dans plusieurs encyclopédies, qui m’aidaient, surtout grâce à leurs figurines, leurs cartes de géographie et leurs planches d’art en sépia, à supporter les temps de repos qui m’étaient imposés par cette santé délicate dont j’ai parlé plus haut.plus haut. Ah ! Les nus de Cabanel ! Aujourd’hui, je vais les saluer à Orsay !... Tout le monde se demande pourquoi ! Moi, je sais ! ... Mon père, donc, me montrait le monde ‘’à plat’’, en promettant de me le montrer dès qu’il le pourrait, ‘’en vrai’’.
Aussi quand commença, à l’autre bout de l’Europe, une drôle de musique que j’aimai d’emblée, avant de l’apprécier dans le cadre des concerts nombreux que l’époque diffusait à la radio, je m’y réfugiai d’autant plus volontiers qu’il m’a vite semblé qu’elle signifiait pour nous tous un frêle espoir, dans l’effondrement complet de notre pays, que, pour ma part, je ne percevais qu’aux mines graves de mon père et mon grand-père, ou affolées de maman et ma grand-mère, à leurs questions croisées sur notre avenir, qui paraissait perdu... Cela se traduisait par des mots qui faisaient peur, tels que ‘’bombes, bombardement, avions, Toulon,
flotte’’, et des noms imprononçables de lieux qu’on imaginait lointains, et encore ‘’le marché noir’’. Mais alors, comment pouvait-on voir, si c’était noir ?... Mon père :’’Chut, chut !’’Et à
nouveau, j’avais peur, et aussi faim...
Et nous les gosses, quand on entendait cette musique, très vite on rentrait à la maison, même si on était en train de jouer avec les voisins, dans le lotissement... J’ai toujours gardé dansl’oreille : d’abord, une allusion à la radio pétainiste : ‘’Radio-Paris ment, Radio Paris ment, Radio Paris est allemand ‘’, et je pourrais aujourd’hui disserter savamment sur ce rythme de début de rumba à la mode et les 5 notes de cette proclamation, inversées si on les compare aux 4 notes de l’ouverture de la 5e de Beethoven qui annonçait l’émission venue de Londres : dans quel camp tomberait le ‘’Destin’’, qui toujours ‘’guette l’Homme au tournant’’ ?
[NDMJ] : origine de ces 4 premières notes par Beethoven : celles du chant d’un loriot qu’il avait entendu plus tôt dans sa jeunesse, avant la venue de sa surdité...
Immédiatement après, la phrase-sésame arrivait : ’’les Français parlent aux Français !’’ Là, le silence était total dans tout le lotissement, car tout le monde écoutait... Nous savons tous aujourd’hui combien ces émissions furent précieuses à nos aînés, mais pour les enfants que nous étions, il n’y avait pas que les nouvelles de la guerre. Il y avait beaucoup de blagues, des courts dialogues, et, grâce aux disques, il y avait des chansons (j’ai découvert des chanteurs qui sont devenus plus tard des vedettes), et puis, pour comble d’astuce, il y avait les messages... Alors là, les messages ! Ecoutés en silence le plus total par les adultes, conscients qu’il y avait peut-être derrière ces phrases des actions de résistance (voilà un autre mot qui nous a accompagnés : la ‘’Résistance’’), il y en avait un qui nous intéressait particulièrement dans notre famille ! Car chaque fois qu’on l’entendait (un message pouvait être répété à chaque émission pendant des mois, voire plus) mon petit cousin rappliquait ventre à terre !
Car le message, solennellement, et d’une voix grave et calme disait : ‘’Michel aime râcler les plats !... Je répète : Michel aime râcler les plats !’’
Au début, il lui est arrivé, je me souviens, de demander où était le plat !... IL avait toujours faim ! Mais on parvint, j’imagine, à lui expliquer ce qu’était la radio, et qu’on parlait de lui,,dans le poste ! Et le petit garçon qu’il était, persuadé qu’on parlait de lui, se sentait heureux, je pense ! ...Trop drôle !
A tous les niveaux, pendant ces années terribles, la radio joua un rôle décisif et neuf qui ne connaissait pas les frontières. Une alliée précieuse pour résister, dans tous les sens du terme ! Car au bout il y avait tous nos rêves...
Mais comment arrivait-on écouter Radio Londres tous les jours, alors que c’était interdit, et que les Allemands avaient des moyens sophistiqués pour nous épier ? C’est le moment de poursuivre l’explication du peuplement du lotissement.
Groupe n° 2 : les habitants de la rive gauche – 4 familles.
Il n’y avait personne entre les F., à l’angle droit du ‘’L’’ et les B., les Grau et ceux de la Maison Rose – les S., et les D., déjà mentionnés... Au fond de la rive gauche, Mr Br. n’a construit qu’en
1945 et au-delà. Mais il avait acheté le terrain en 1944, et on le voyait sporadiquement avec sa petite famille, aux beaux jours...
D’abord la villa de Mr B., un charmant vieux monsieur, je dirai un rentier tranquille. Sa fille, la belle Yvette l’était moins. Elle s’affichait comme une femme libre, célibataire, sportive, blonde, et on l’a vue quelquefois dans la voiture d’un officier allemand. Elle a disparu avant les grandes purges et Mr B. est resté seul quelque temps, puis un jour, on a appris qu’il avait vendu sa maison et qu’il s’apprêtait à quitter la région. Je le regrette encore !
De l’autre côté du grillage, c’était nous – les Grau. J’ai déjà parlé du jardin ; je vais parler de notre villa. Comme les constructions d’alors, le rez-de-chaussée était dévolu au service de la maison et du jardin, et plus tard il y eut un garage pour mettre notre voiture à l’abri. Mais à cette époque, il y avait là l’atelier d’ébénisterie de mon père, qui, lors de ses heures de repos ou de congé, se livrait à sa passion : le bois !
En effet, pendant la guerre, il n’y avait rien à consommer, donc rien à acheter ! Le confort, cependant, n’était pas encore au rendez-vous et beaucoup de personnes, disposant de salaires intéressants, en profitaient pour faire faire des rénovations, des aménagements (on commençait à installer des ‘’salles de bains’’, à la place des ‘’tubs’’ dans les cuisines) mais aussi des restaurations de meubles anciens ! Et là, mon père était un artiste ! Et moi, j’étais heureuse de le regarder faire ! Je retenais le nom de tous les outils qu’il me présentait, et que je serais incapable d’aligner aujourd’hui... La délicatesse quand il fallait vernir au tampon ! Et les odeurs de cette essence térébenthine ! Et le brillant qui suivait l’opération ... Et là, sur une étagère, s’alignaient ses livres sur les meubles régionaux ! Je me perdais dans les meubles provençaux, mes préférés, mais il y avait aussi des livres sur les autres, basques, alsaciens,bourguignons, et surtout les meubles bretons. Comment pouvait-on dormir dans une boîte entièrement fermée ? ...Ça m’échappait !
Bien évidemment, il m’expliquait le climat de la Bretagne (sa mère était née en Bretagne) et me parlait des matelas de fougères séchées... de l’humidité constante, de la pauvreté de la population , et tout d’un coup, cela lui donna une idée, pour me soulager du froid de la nuit, qui me ravageait les poumons, avec la dénutrition : le résultat en était une toux inextinguible la nuit... Très vite il me fit une construction qui imitait la boîte des lits bretons, avec des
montants de bois qui se dressaient les premiers froids venus, et me protégeaient davantage grâce aux couvertures dont on les chargeait ! Mon cousin eut droit au même traitement...
C’est que l’époque était favorable à la tuberculose, et n’importe quelle affection pleurale pouvait la favoriser !...
Nous vivions au premier étage, où notre villa affichait une véranda remarquable, d’où la vue était étendue sur toute la barre du ‘’L’’jusqu’à l’angle droit, et même sur la montée, de l’autre côté de l’angle en question. C’est pourquoi j’ai été frappée, toute petite, quand j’étais sur cette véranda, par la beauté du bois de cèdres et d’autres arbres admirables, qui depuis la propriété Bellefontaine, nous bouchaient l’horizon vers l’ouest et tamisaient considérablement les couchers de soleil...Mais ils faisaient un fond de scène admirable et très théâtral, effrayant lors des crépuscules d’hiver ou par les nuits de pleine lune, quand le vent se déchainait ! Et quel belvédère, la nuit de Noël, emmitouflés dans tout ce que possédait ma mère de chaud, pour attendre le Père Noël ! Quand je dis à mes petits-enfants que je me souviens encore avec malaise de la dureté de l’hiver 43, ils me regardent bizarrement !
Comment peut-on se souvenir d’événements si lointains ?... Et pourtant !...Nous étions mitoyens avec la Maison Rose (ou le Mont Rose – j’ai un trou !) qui s’élevait sur deux étages. Au rez-de-chaussée, deux ateliers, plus tard garages des deux locataires, car ce petit immeuble était loué ; au premier étage, les S., Monsieur, Madame et leur petite fille Irène. Je n’en dirai rien. Ils furent nos ennemis à partir de 1947. Mais cela sort du cadre de mon étude.
Au deuxième étage, les D., dont j’ai déjà parlé : Madame D. dont la bouche semblait, à la mâchoire supérieure, posséder plus de dents que nécessaire... Une brave commère. Elle savait tout sur le quartier. C’est elle qui m’a appris que le mariage de la fille Gounelle (gros négociants marseillais du 19e-20e siècle) avec notre ambassadeur au Vatican - Edmond Charles-Roux - s’était déroulé à Séréna, le château de Charles Gounelle.
Groupe n° 3  : les habitants de la rive droite : de toute évidence, le lotissement s’est peuplé d’abord sur cette rive, dont le fond est bordé par le canal – phénomène identique à celui dont Pagnol nous a longuement décrit l’importance. Nous avions interdiction d’y aller, mais les parents n’étaient pas toujours derrière nous, n’est-ce pas ?... Et les garçons en profitaient...
Moi, je n’ai jamais osé les rejoindre. Et si je tombais dedans ? Le courant ?...
En partant du fond à gauche, il y avait d’abord, très retirée, la petite construction de la famille F.-A, doublée après la guerre quand la famille s’agrandit. Curieusement, elle se trouvait sur le même plan que les appentis, poulaillers, abris de jardin des autres voisins sur cette rive. Mr F.-A était docker. Et la famille resta longtemps précaire, jusqu’à ce que Fernande, la fille, devienne adulte et trouve du travail.Ils avaient pour voisins immédiats la famille A., dont le mari était maçon. Des Italiens, apparemment, dont la fille était belle et avait trouvé un travail qui devait être intéressant,
dans un bureau ou un magasin. J’étais sensible à sa façon de s’habiller, discrète et chic.
Désolée, j’ai oublié son prénom. Après la guerre, ils agrandirent leur maison et en firent une confortable villa.
Exactement en face de chez nous, il y avait la famille A., dont j’ai raconté le malheur. Restaient Madame A., son fils Gaston et sa fille Georgette. De vrais amis. Georgette avait déjà franchi le cap du monde du travail et Gaston, quant à lui, était le plus âgé du groupe des jeunes. Déjà un adolescent confirmé. Un vrai chef de notre petite bande, et bienveillant pour les petits !
L’allée centrale du lotissement était notre immense cour pour jouer. Nous aimions beaucoup, après des courses folles, nous asseoir en rang d’oignon le long du mur à bossages devant leur maison. Jusqu’au jour où j’ai attrapé une tique et que j’ai failli en mourir. Quelle patience a eu ma grand-mère pour la découvrir, sur mon crâne !
Et quand les hommes sont allés voir de plus près, pour savoir d’où elle pouvait venir, ils en ont découvert des chapelets, en grappes arc-boutées dans les creux formés par les lignes inclinées des bossages ! Il y en avait des milliers, qui venaient d’éclore ! Ce fut fini de nos conférences du soir d’avant diner ! Nos parents avaient eu trop peur !
Un étroit passage séparait la maison des A. de celle des La S. – des émigrés espagnols, commerçants en ville, qui ne venaient que le soir. Une famille compliquée, qui partit quelque temps après la fin de la guerre. Madame La S. était spectaculaire, fine et droite comme une danseuse de tango. Elégante, en mode strict. Leur fille Christiane, plus jeune que moi, recherchait des yeux ma compagnie. Mais elle sortait rarement s’amuser avec nous.
Leurs voisins immédiats étaient les G., un couple déjà âgé, lui, à la retraite, s’occupant vivement de son jardin, et elle, grise comme une petite souris, s’occupait de sa maison. Leur fils, Rémi, célibataire timide, poli, travaillait dans une administration. Il se maria quelques années après la guerre et quitta le lotissement pour les nouveaux quartiers autour de Sainte Marguerite.
La maison qui suivait, était en fait la jumelle de la suivante, dont elle était mitoyenne. Qui dit mur mitoyen dit déjà un mur d’économisé ! Visiblement, ces maisons dataient des années 1930-34, quand la France ouvrière commençait à s’émanciper. Faire construire une maison représentait un achèvement pour des familles modestes. C’est ainsi qu’on peut expliquer la gémellité parfaite de ces façades ordinaires.
Il y avait dans la partie gauche la famille S. : des Corses adorables avec lesquels nous avions d’excellentes et humaines relations : mes grands-parents maternels étaient corses eux-mêmes. Ils parlaient du pays, avec Monsieur et Madame S., leur exquise fille Rosette, déjà
adulte et au travail, bientôt mariée, et leurs deux fils : l’ainé, Germain, après la guerre futfrigoriste. Le dernier : Roger, le grand ami de Gaston A....
Petite suite post-1945 : Les S. avaient un tout nouveau médecin qui venait de s’installer, à Sainte Marguerite, à la fin de 1947. Quand mes parents, alarmés par les derniers déboires de ma santé, eurent l’idée de leur demander s’ils étaient contents du Docteur Gambini, les S. lui en firent l’éloge le plus vif, et c’est ainsi qu’il devint le médecin de mes parents, et plus tard mon époux... Il habitait au Bd Chaulan, et avait une clientèle à la Panouse aussi, comme à Bellefontaine, le Cabot, le Redon, bref tous les environs de Sainte Marguerite.
Les voisins mitoyens des S. étaient les M. : le couple des parents âgés et le couple des M. fils, qui avaient au moins deux petites filles, suivies à la fin de la guerre d’un petit garçon. Des gens
gentils, toujours affairés à quelque chose. Ils avaient un petit chien. Mr M. était aussi mécanicien habile et dépannait mon père...
Le dernier, sur la rive droite du lotissement, et le plus proche de l’angle droit du ‘’L’’, le plus à l’extérieur, en somme sur le côté droit, était la famille T.. Les parents et un fils (Francis, je
crois), jeune homme déjà étudiant, qui ne venait que sporadiquement. Monsieur T. était commissaire de police, prudent comme une fouine, et sa profession ne prêtait pas aux confidences... Et pourtant !
Ce qui suit nous ramène à Radio Londres  !... Comment avons-nous pu échapper aux Allemands, et à leurs voitures radiogoniométriques dont les antennes, toujours en action, fouillaient le ciel à la recherche de ceux qui écoutaient la fameuse station ?... On en arrivait à risquer sa vie, à l’écoute de ces nouvelles journalières. Dans le lotissement, on était branché sur la station, au moins deux fois par jour !
A Bellefontaine, on a résolu la question d’une éventuelle surprise désagréable par une solution de géomètre !
1/ Par l’acuité de sa vision, mon grand-père, qui avait été conducteur de locomotives sur la ligne du PLM, insistait pour être posté sur notre véranda, d’où il observait le long côté du ‘’L’’
jusqu’à la montée vers le chemin de la Panouse. S’il voyait un véhicule approcher, quel qu’il fût, il utilisait un sifflet qu’il avait toujours sur lui. Deux coups assez longs !... Tout le monde
arrêtait ses activités. Et les branchés sur Radio Londres fermaient leurs postes !
2/ Mais il y avait mieux : Monsieur T., qui par la situation de sa maison, voyait jusqu’au sommet de la côte, faisait de même, avec son sifflet personnel, dont la stridence, conjuguée avec celle
du sifflet de mon grand-père, suffisait pour stopper tout le monde dans les activités de chacun.
Mais il n’était pas toujours là, d’où l’importance de mon grand-père...J’ai encore dans les yeux la physionomie de ces voitures, roulant lentement, armées de tout un matériel de récupération des sons, d’une couleur extérieure marronnasse sinistre, avec des
mines sombres au volant !
Et nous, suspendus aux lèvres des partisans du Général de Gaulle, nous buvions les paroles réconfortantes qui ont duré jusqu’après le débarquement en Normandie. La petite fille que j’étais, était galvanisée, au milieu de ce désastre planétaire, d’entendre ces paroles fortes et, ma foi, enthousiasmantes, jusqu’au jour où j’ai doctement déclaré à mes parents, médusés :
‘’Moi, quand je serai grande, J’épouserai Charles !’’ ... On m’a dit, après la guerre, que je le répétais à qui voulait l’entendre, et qu’on se demandait qui pouvait bien être ce Charles que personne n’avait jamais vu à Bellefontaine !...
La vie, pendant cette époque, pouvait vite devenir tragique, entre les PPF et les FFI, leurs voitures que mon père appelait des ‘’tractions avant’’ – un drôle de mots - et les actions associées à chaque groupe. C’est ainsi que, dans le voisinage immédiat du lotissement, nous eûmes une nuit blanche, que je n’arrive plus à situer dans le temps et dont je ne suis pas arrivée à retrouver la trace sur Internet ! Fin 43, ou mi-44 ?... Par une nuit claire, un bruit d’avions, puis des bruits de bombes nous font sortir de nos maisons ! Un spectacle total se déroule devant nous, au bout du lotissement, chez Lagier !
Deux petits avions – mon père me dit qu’ils sont anglais, et j’apprends à cette occasion un nouveau mot – la chasse – pour parler de ce type d’avion, deux avions de la chasse anglaise sont arrivés sans bruit, et dans une ronde calme, précise et bien organisée, tirent à la mitrailleuse sur les tourelles du château Lagier, au bout de la traverse Berger ! Quasiment dans nos jardins ! Dans un ballet d’une rare précision (probablement parce que les avions étaient petits et pouvaient voler presque au ras des toits et des arbres), très efficaces, ils tirent sur les tourelles d’angle.Cela dure un certain temps, et ils arrivent à mettre le feu à la forêt qui, dans la propriété Berger (Lagier) est contigüe au château Séréna (Gounelle). Les grands bouleaux argentés brûlent, ainsi que les peupliers, les chênes et les pins qui sont nombreux à cet endroit ! Toute la nuit, ces beaux arbres ont brûlé, éclairant les environs immédiats a giorno. Le reste de la nuit, nos parents et nous les enfants, dans nos pyjamas et robes de chambre, nous sommes spectateurs, hébétés, muets, fascinés, et pas du tout apeurés devant l’attaque. Les voisins les plus éloignés, comme Monsieur T., sont venus jusqu’à notre hauteur, et de la rue ou des terrasses (de notre côté et du côté du Mont-Rose) chacun y va de son commentaire. Les petits garçons ont sorti leurs vélos et font la course, éclairés par l’incendie. On finit par renvoyer les gosses au lit, et je repars dans mes songes...
Le miracle de cette nuit-là, c’est que nous n’étions certainement pas en été et que cet énorme:feu, n’a pas embrasé la suite de la forêt et de la colline. Peut-être le devons-nous à la nature des plus grands arbres – les plus atteints – qui brûlaient les premiers : de grands bouleaux et de grands peupliers. Si cela avait été dans la chaleur suffocante de l’été, le feu aurait pu, surtout avec du vent, vite s’étendre et ressortir du côté de Vaufrèges, comme je l’ai vu plus tard, pendant mon adolescence. Les hommes du lotissement étaient toujours inquiets de la possibilité de déclencher un incendie par un feu de feuilles, et très vite après la fin de la guerre, à travers le CIQ du Cabot ou quelque chose d’équivalent, la décision avait été prise d’éviter tout feu de feuilles à d’autres moments que l’hiver. C’est que l’éventualité d’un déplacement rapide des pompiers était nulle pendant la période.
Tout comme la possibilité de faire venir un médecin. J’en ai été victime en 1939. Surtout, ne pas oublier que l’ensemble des jeunes médecins français avait été mobilisé en août 1939, qu’ils ont tous été faits prisonniers le 15 juin 1940 et qu’il a fallu plaider notre cause lors de l’entrevue de Montoire pour que Hitler consente à en libérer 1000, en décembre 1940 !
Donc, quand on était malade à Bellefontaine, on envoyait, un certain jour de la semaine, toujours le même, quelqu’un de la famille du malade (ou un voisin retraité, s’il était libre) se poster, avec un tabouret pliant à l’embranchement de l’avenue de la Panouse. Il devait arrêter la voiture du médecin qui, chaque semaine, allait visiter un établissement (mais j’ai oublié quel
genre d’établissement : hospice ? Clinique, ? Orphelinat ?) et lui demandait, sitôt sa ou ses visites terminées à la Panouse, de s’arrêter au lotissement. Le jour de mai 1939 où ma famille
a eu besoin du médecin, pour moi, mon grand-père est rentré bredouille. Le docteur n’est pas monté ce jour-là, ni la semaine suivante ...
Le lendemain de l’incendie chez Lagier, au petit matin, une voiture a pénétré dans la propriété, constater les dégâts. A ce qu’on a dit tout de suite, le châtelain et sa compagne, seuls dans le château, se sont retrouvés, paraît-il, dans leur lit qui avait dévalé de l’étage où ils dormaient paisiblement, jusqu’au rez-de-chaussée. Toute la tourelle était détruite sous eux, mais ils n’avaient pas la moindre égratignure ! Une ambulance les a amenés à l’hôpital néanmoins,
pour des premiers secours ! ATTENTION : Je ne fais que rapporter les dires entendus dès le lendemain...
Je veux ici dire qui était Mr Lagier. Un grand industriel marseillais dans la fabrication des appareils électriques, en particulier des postes de radio de qualité. Il avait son/ses usines établie(s) sur la Place du Général Ferrié, au carrefour où commençait le bd Rabatau. Mr Lagier était un grand bourgeois, mais quand la guerre fut venue et que les hommes partirent, il n’hésita pas et embaucha autant de femmes qu’il était nécessaire pour fabriquer des postes. De ce point de vue-là, il fut d’une grande aide, car il permettait à celles qui étaient capables, de prendre le relais de leurs hommes, morts à la guerre ou devenus prisonniers. De même, en agissant ainsi, il permettait à son usine de continuer de tourner.
Il faut rappeler ici l’état désespéré dans lequel la France fut précipitée le 15 juin 1940, par son élimination des pays libres. IL faut bien se souvenir que tout appartenait aux vainqueurs, subitement. Et que fait un vainqueur, en pareil cas ? Son principal souci est de faire face à tous ses besoins industriels ! C’est ainsi que l’industrie française fut priée de produire selon les normes exigées par les Allemands, et à leur avantage exclusif. La barbarie de la guerre faisant le reste, à l’issue de cette dernière, on régla les comptes. Aux yeux de la Résistance, Mr Lagier était un collabo. Je ne suis jamais allée aux archives de la Chambre de Commerce pour avoir le fin mot.
Parmi les réjouissances barbares dont les enfants purent aussi être les témoins, il y eut, Place du Cabot, la journée où de pauvres filles furent tondues. Était-ce une raison pour y emmener les enfants des deux écoles du Cabot ?...
Un seul communiste eut le front de condamner ses camarades – le poète Paul Eluard qui écrivit en 1945 :
« En ce temps là
Pour ne pas châtier les coupables
On maltraitait les filles
On allait même jusqu’à les tondre... »
En face de ces comportements de vengeance folle et froide, il y eut d’autres attitudes, telle celle de la directrice de l’Ecole des Filles – une Lorraine du nom de Madame Coolen, veuve, avec une fille – Anne-Marie... Elle nous parlait de la Lorraine et de l’Alsace, arrachées à la France, mais surtout elle nous apprenait à chanter des airs dont on pouvait penser qu’ils étaient interdits : ‘’En passant par la Lorraine, avec mes sabots...’’ Dès mon entrée à l’école, en octobre 43, je chantais à tue-tête, avec mes autres compagnes, en rangs par deux, quand on se déplaçait pour une sortie scolaire dans le quartier...Dès 44, je la jouais maladroitement
au piano, car je prenais déjà des leçons dans cette discipline, qui a façonné ma vie. A cette occasion, ma mère ou ma grand-mère fermait vite la fenêtre, sans explications... Je n’en demandais pas non plus... Je me disais qu’il ne fallait pas faire de bruit...
A la fin de 1942, les troupes allemandes pénètrent en zone sud. Des voisins se font rares, ou plutôt disparaissent : le couple des F. fils disparaît, mais curieusement, les parents restent : il faut dire qu’ils ont un magasin de vaisselle dans la rue de la Palud... Et qu’il faut bien vivre !
Mais Sylvia me manque, comme me manque Nicole G., qui à partir de ce moment-là disparaît aussi, régulièrement. Où ? En Suisse, comme je l’ai appris plus tard : les uns parce qu’ils sont Juifs, et les autres parce qu’ils sont riches. En revanche, le père de Marcel L. est je ne sais pas où, prisonnier quelque part : guerre ou camp de concentration ? Je crois me souvenir qu’il est revenu plus tard d’un endroit où il avait beaucoup souffert, et je pencherais pour un camp deconcentration. Les L. se sont tenus après la guerre retirés de notre petite communauté. Carnous étions vraiment une petite communauté, les trois familles ci-dessus mentionnées
exceptées. Et ce, jusqu’à 1944, où les choses, sur divers fronts, se calmèrent.
D’autres régiments sont arrivés, pour nous libérer. Un jour, au mois de mai 1945, j’étais dans le jardin, et tout à coup, éclate un bruit formidable, au sens de ‘’terrible’’, venant de partout en même temps. Loin vers Sainte Marguerite, plus près vers Saint Joseph, dans les chapelles de Salvator et de Sainte Marguerite, et plus loin encore vers la ville lointaine. Partout, l’air porte un vacarme joyeux qui a dû durer au moins une demi-heure ! Je cours vers mon père,
qui n’est pas plus effrayé que ça, mais qui rit en me voyant venir vers lui, à travers le jardin.
‘’Mais Papa, qu’est-ce que c’est ?’’ ‘’Eh bien, ce sont les cloches, ma fille ! Ce sont les cloches !... Et la guerre est finie !...
Eh oui ! Je n’avais encore jamais entendu sonner les cloches, interdites pour des motifs divers, en particulier pour laisser la place aux sirènes semeuses d’alertes... Du 15 juin 1940 au 08 mai1945, ce fut un silence absolu !
Quelle frayeur et quelle émotion !... Je m’en émeus encore ! Plus rien ne fut pareil à partir de cette journée-là !
Nous n’avions plus peur, Michel et moi, d’aller chercher le lait frais, à la ferme des Gorlier, située après l’entrée dans le lotissement, en direction de la Panouse, tout de suite à droite, en
montant. Les vaches des Gorlier : elles étaient ce qui nous rattachait le plus au désir de vivre ! On nous mesurait le lait, mais on nous donnait toujours un demi-verre à boire, et Michel et moi ne nous faisions pas prier ! Et quelqu’un de chez eux nous accompagnait jusqu’à leur portail d’entrée, pour s’assurer que rien de méchant ne nous arriverait avant que nous n’ayons regagné notre territoire ! Nous passions devant ce que nos parents appelaient l’octroi, entre l’entrée de Séréna et le début du chemin de Bellefontaine, sur le même trottoir. En voilà, unmot curieux ! Octroi, c’est quoi ?... Il y avait là un couple de personnes âgées, dont c’était le logement. Il m’a fallu du temps pour comprendre que là, autrefois, les paysans, commerçants ou colporteurs qui passaient cette petite frontière, devaient payer un droit fiscal ! Mais alors, il y avait un si grand nombre de gens qui habitaient la Panouse ?... Non, bien sûr ! Plus tard,
j’ai pensé que cela avait été une erreur technique, commise au 19e siècle ! Mais je n’ai jamais exploré les archives à ce sujet.
Séréna, dès la fin de la guerre, devint un institut médico-pédagogique qui avait pour but de recueillir des enfants mis en danger par la guerre et qu’il fallait secourir et éduquer. Je me
souviens d’avoir assisté à des petits goûters et d’avoir joué du piano pour ces enfants (Mon Dieu ! Un grand Pleyel de concert, exactement comme celui de Madame Mante, la sœur d’Edmond Rostand, qui avait le même à Valmante ! De même Madame Gruet, à la Mathilde !)
A la Noël qui suivit, pour la première fois, la fierté de mon père s’accompagna du bonheur de nous présenter de magnifiques panses de ce raisin blanc qu’on appelait chez nous le Rosaki, et qui était en fait le Dattier de Beyrouth, parfumé comme aucun autre muscat, à la peau si fine qu’on ne la sentait pas craquer sous la dent. Unique, irremplaçable, et qui fut remplacé !
Enfin, mon père pouvait en conserver sans trop de soucis techniques, accroché au plafond de la soupente où peu de temps auparavant nous pouvions nous abriter, sur des matelas de fortune, quand les alertes étaient lointaines ! Ses seuls ennemis, maintenant étaient les insectes et les moisissures !
***
Il me reste à évoquer la conduite de ma mère, que je n’ai apprise que beaucoup plus tard... Etc’est la raison pour laquelle je n’en ai pas encore parlé.
Pendant toutes ces années de guerre, ma mère travaillait à l’économat de l’hôpital Salvator,et ce n’est qu’en 1945 qu’elle a passé un concours qui l’a propulsée à celui de Sainte Marguerite...
A l’hôpital Salvator, on s’occupait avant tout des problèmes pulmonaires, mais il y avait aussi un service particulier dévolu aux prisonniers malades et qui nécessitaient une hospitalisation.
Car les fenêtres étaient garnies de barreaux solides et les portes du service et des chambres étaient verrouillées. Et partout, des gardiens.
Et ma mère, dans ses attributions d’alors, devait parcourir tous les matins tous les services, à la recherche des prescriptions des médecins pour le régime alimentaire des malades, selon leurs besoins ! Donc, quand elle arrivait devant l’aile pénitentiaire, on lui ouvrit chaque porte,et elle avait accès à chaque chambre, en particulier pour les régimes religieux exigeants...
***
Ma mère a quitté ce monde en novembre 2002, d’une brusque infection rénale. Elle avait 90 ans et une tête toujours bien pleine. Elle vivait dans sa villa, seule avec un couple qui s’occupait
d’elle, depuis le décès de mon père, à la fin de 1997, à l’âge de 92 ans. Ses 10 dernières années furent épouvantables car brisées par une luxation accidentelle de l’épaule qui paralysa son bras et lui causa des douleurs permanentes. Son départ fut une délivrance pour elle.
Régulièrement, je la prenais le dimanche, pour soulager notre personnel, très dévoué par ailleurs.
Un jour, en 2000, avisant la vitrine du magasin au rez-de-chaussée de l’immeuble que j’habite, elle me demande quel est ce magasin qu’elle ne semblait pas reconnaitre. Je lui répondis que c’était celui de Monsieur Missirli, le tailleur bien connu, qui avait migré de la rue Saint Ferréol à la rue Grignan, 10 ans auparavant.
Et elle me répond :’’ Monsieur Missirli ?... Mais sais-tu que j’ai aidé son père, quand il était à Salvator ? ‘’
‘’Mais Maman, quand Monsieur Missirli-père était-il à Salvator ?’’ Je n’y comprenais rien...
Et elle m’a confié qu’un jour qu’elle traversait le parc qui séparait les différents pavillons de son bureau, elle a été abordée par une inconnue, qui lui a timidement demandé de l’aider faire passer à son mari – le tailleur MIssirli – un petit gâteau sec qu’elle avait réussi à faire pour lui, mais qu’elle ne pouvait pas lui donner. Et pour cause !...Monsieur Missirli-père était un de ces juifs marseillais qui avaient été arrêtés et torturés par la Gestapo au point qu’il avait fallu les hospitaliser pour les ‘’requinquer’’, avant de les remettre en prison ou les envoyer ailleurs, dans un voyage lointain et incertain.
Comment Madame Missirli avait-elle su qu’il y avait à Salvator une dame généreuse et gentille, et qui pouvait approcher les prisonniers ? Toujours est-il qu’elle avait osé aborder Maman...
D’ailleurs son fils, mon voisin m’a confié, après que je lui ai raconté les exploits de ma mère,qu’il avait su par la sienne qu’il y avait eu une femme courageuse au point de faire cette transmission à son père, renouvelée, le temps qu’il était resté à Salvator.
Et j’ai appris ce jour-là que ma mère, dans les années noires de la Gestapo locale, avait royalement passé tous les barrages en transportant dans ses poches tantôt de modestes friandises, tantôt des petites lettres des épouses, qu’elle arrivait à glisser sous le drap.
C’étaient les seuls contacts que ces malheureux pouvaient avoir avec leurs familles. Car le bruit s’était répandu de sa bonté. A combien de ces malheureux a-t-elle pu apporter ce réconfort ?
Elle avait toutes les audaces. Elle se présentait aux portes avec son sarrau (une blouse de travail longue, fermée par des boutons sur le devant) complètement ouvert, et dont les côtés battaient au vent ! Elle avait une poche de chaque côté, mais elle en avait cousu deux autres à l’intérieur, exactement sous les deux premières : c’est là qu’elle mettait les trésors qu’on lui confiait...
L’hiver, elle avait aussi une pélerine bleu sombre en laine rêche. Après sa mort, j’ai montré la pélerine à Monsieur Missirli-fils. Il a eu cette phrase : ’’Votre mère était le seul lien qui me rattachait encore à mon passé !’’
***
J’avais 62 ans, à la réception de cette confidence de ma mère. Je n’ai eu qu’une réaction, sous la forme d’une émotion violente qui m’a submergée : en un instant, je me suis revue à l’âge de 5 ans, et orpheline ! Je voyais ma mère arrêtée et éliminée par la Gestapo ; et je lui en ai secrètement voulu ! Ça n’a pas duré, mais pendant une minute, j’ai été ébranlée ! Je l’ai imaginée, je l’ai vue entre les mains de ces monstres... Inacceptable !
M.Jeanne Gambini
Fait à Marseille,
Le 16/02/2022