En déplacement,

jeudi 14 octobre 2021

En déplacement,

Ouvrage de Corinne Welger-Barboza. Edition indépendante, 2019.

Corinne Welger-Barboza, universitaire spécialisée dans l’histoire de l’art et des musées à La Sorbonne, a notamment publié un ouvrage de référence, Le Musée à l’ère du document numérique. Avec ce livre En déplacement, elle s’attache cette fois à l’histoire de sa famille, une famille de Juifs hongrois.
L’auteure est partie d’un élément déclenchant, la visite avec son père en 1992 de l’exposition « Le Temps des rafles ». Voilà qui va bientôt libérer la mémoire de cette communauté de destin à laquelle elle a confusément conscience d’appartenir depuis l’âge de neuf ans. Elle, « la fille d’après-guerre », que les survivants ont cherché à protéger en lui révélant le moins possible cette histoire martyrisée.
S’ensuit alors pour Corinne Welger-Barboza une enquête de longue haleine sur les traces de sa famille qui va l’habiter durant plusieurs années. Il y a les retours sur les lieux où ils vivaient à Nagyvarad en Hongrie, l’écoute de récits familiaux, la consultation des archives, autant de moments qui ponctuent ce qu’elle appelle en sous-titre un « récit ».
Il est aisé de comprendre que la quête documentaire et historienne n’est pas séparable de l’implication subjective de celle qui écrit. Tant l’Histoire depuis l’avant-guerre de 14-18 pour les Juifs de Hongrie est emplie de drames, pogroms, exils, rafles, interdictions, camps de la mort. Le choix de l’écriture dialogique entre les pages écrites à la troisième personne nourries d’archives et les passages en italiques où surgit un tutoiement qui est là pour restituer sa propre émotion dit assez la tension de cette quête mémorielle et sa charge émotionnelle forte.
Corinne Welger-Barboza réussit à faire revivre un monde, celui des Juifs assimilés de la vieille Europe cosmopolite des Balkans qu’ils ont tant contribué à construire. De l’empire d’Autriche-Hongrie que Stefan Zweig appelle « la pierre angulaire de l’Europe ». Ces pays qui ont nom Bucovine, Ukraine, Ruthénie, Pologne. Transylvanie, dans le cas de l’auteure, où les villes changent de nom, tantôt roumains, tantôt hongrois. Oradea, Nagyvarad, deux noms pour un même lieu : il se trouve que cette patrie de sa famille maternelle fut un des centres de l’extermination des Juifs de Hongrie. De la « catastrophe », appelée en hébreu « shoah ». Voilà l’immense pan de mémoire familiale que l’enquête amène peu à peu l’auteure à découvrir.
Dans cette remontée aux origines, on croise une série de figures. L’ancêtre, Markusz Erbstein, un de ces Juifs migrants venu de la Galicie polonaise en Hongrie au début du 19è siècle, conquis aux idées émancipatrices de 1848 et au courant des Néologues. Puis Fery Erbstein, le grand-père maternel de l’auteure, celui qui a déserté en 1916 avant de choisir l’exil pour la France en 1923, qui ne croit pas en Dieu mais qui célèbre rituellement Yom Kippour, tel un signe d’appartenance minimal.
Il est touchant de voir l’auteure retrouver les rues, les maisons hongroises à palissades, les chants populaires locaux. « Je vais à la rencontre de ces morts » écrit-elle, « J’ai su qu’ils avaient existé en apprenant qu’ils avaient disparu. Je leur dois de savoir ce qui leur est arrivé […] Ensuite seulement je pourrai franchir le barrage de la Catastrophe, aller au-delà, remonter plus loin dans le temps autant que possible ». Autre figure haute en couleurs, Jenö, le révolutionnaire acquis aux idées de Bela Kun, un peu voyou sur les bords.
Et puis il y a la branche paternelle des Welger originaires de Galicie, émigrés aux Etats-Unis et en France. Pour ces derniers, ils sont vingt-cinq personnes, grand-père, grands-oncles et tantes, petits cousins et cousins de l’auteure, à avoir transité en 1942 et 1943 par les camps de Beaune-la-Rolande et de Pithiviers et avoir été assassinés à Auschwitz. Le père de l’auteure, Rudy Welger, rassemblant sur eux la terrible documentation a choisi de leur élever une stèle. Dans le petit cimetière de Fouleyronne près d’Agen, « il avait décidé de rapatrier ses morts ». L’auteure pour retrouver leurs traces se plonge dans la masse des fiches de la déportation du CDJC et de Yad Vashem, accablée par l’ampleur de la destruction.

Une saga familiale de vies obscures se dessine ainsi dans ces pages où la vie coule. Et l’auteure pallie les manques grâce à ce que Marguerite Yourcenar appelle « l’imagination du passé ». Empathique plongée sur un intervalle de temps d’un siècle et demi.
L’originalité de Corinne Welger-Barboza est de restituer le destin de petites gens, tailleurs, cavistes, ouvriers du textile, à la différence d’autres évocations qui campent la bourgeoisie juive de Vienne ou d’Osnabrück, tels les récits de Stefan Zweig ou d’Hélène Cixous. Occasion lui est ainsi donnée de montrer les chemins pris par chacun vers l’assimilation, magyarisation du nom, conversion au protestantisme, choix du judaïsme réformé, adhésion au communisme, exil en France et adaptation à la société française.
Le fil rouge qui traverse cet énorme travail sur les archives tient dans le mot du titre : « déplacement ». Ce récit permet en effet de rendre vivante aux yeux du lecteur cette colossale migration des Juifs vers la Hongrie en suivant les pérégrinations singulières de chaque ancêtre. Près d’un million de Juifs venus de divers pays d’Europe y résidaient avant la première guerre. Pour cela, il a fallu mêler le travail documentaire du Museum of Jewish Heritage, de Yad Vashem et du CDJC à ses propres sentiments devant la découverte de cette mémoire si douloureusement enfouie.
Ce jour de 2007, Rudy Welger, son père qu’elle appelle avec une tendre affection « l’homme baroque », descendant de Juif hongrois ayant perdu près de vingt-cinq parents dans la Catastrophe clôt son petit discours dans le cimetière sur une question : « Mais qu’est-ce qu’être Juif ? ». Cette question revient tel un leitmotiv au long de ces pages. Superbement. Car pour l’auteure qui ne se reconnaît ni dans la religion ni dans la tradition juives, ce récit prend aussi le sens d’une quête sur elle-même, sur sa propre identité. C’est un des mérites de ce livre que de porter haut la réflexion sur cette question, loin des certitudes toutes faites des communautarismes.


Publié par Le Capital des Mots le 5 Juillet 2020,
MARIE-HÉLÈNE PROUTEAU (avec autorisation de l’auteur)