Walter Benyamin vu par Alain Paire

vendredi 24 septembre 2021

Marseille et Portbou : Hannah Arendt se souvenait de Walter Benjamin

En 1968, Hannah Arendt évoquait dans un article la gloire posthume et la malchance de son ami. Quelques jours avant ses derniers instants, Walter Benjamin lui confiait son ultime manuscrit.
Pendant ses années d’exil à Paris, à compter de 1933, Hannah Arendt croisait souvent Walter Benjamin. Elle conversait avec lui dans les cafés, ils évoquaient ensemble Baudelaire et Kafka. Benjamin l’avait recommandée à son grand ami, l’historien de la mystique juive Gershom Scholem. Rencontré en 1936, son compagnon de vie Heinz Blücher qu’elle épousera en janvier 1940, était au jeu d’échecs le seul ami avec lequel Benjamin acceptait de perdre.
Avant de se retrouver à Marseille en septembre 1940, Arendt, Blücher et Benjamin subirent l’opacité de l’administration française, incapable de les percevoir comme des anti-fascistes contraints d’abandonner leur pays natal : leur statut de ressortissant allemand faisait d’eux des suspects, des indésirables. En septembre 1939, Benjamin et Blücher sont sommés de se rendre avec 20.000 compatriotes au stade de Colombes, avant d’être conduits en camps d’internement. A la fin mai de 1940, Hannah Arendt est parquée avec d’autres femmes au Vélodrome d’Hiver. Le 23 juin, elle est transportée jusque dans le camp de Gurs. Près des Pyrénées, d’après les biographies d’Elisabeth Young-Bruehl et de Laure Adler, il faut endurer « la saleté, la misère, l’humiliation » : les orages transforment le sol « en mer de boue, » 25 personnes meurent chaque jour, 4.000 enfants tentent de survivre aux côtés de 9.000 femmes. Les mâchoires du camp s’ouvrent brièvement, Hannah est libérée le 20 juillet. Elle rejoint à pied une maison proche de Montauban, l’une des rares villes d’accueil et d’entraide aux réfugiés : le destin ou bien le hasard, veut qu’Heinz Blücher vienne l’y retrouver. Tous deux décident d’aller en vélo (!) jusqu’à Marseille afin d’obtenir leurs visas et leurs billets de transport pour les Etats-Unis.
Arrivé un peu plus tôt, le 17 août, Walter Benjamin a la joie de les revoir sur le Vieux Port. Dans Paris, ils suivaient tous les trois des cours d’anglais : ils voulaient partir pour New-York, il effectue lui aussi des démarches plus ou moins fructueuses auprès de Varian Fry et du consulat américain. Il leur confie son dernier manuscrit, ses thèses Sur le concept d’histoire : la bataille pour la publication de ce texte sera longue, Hannah Arendt luttera avec opiniâtreté pour que son « inclassable » ami ne soit pas exclu du débat intellectuel.
Marseille, quatre semaines, dernier séjour. Pour l’heure Walter Benjamin a pris chambre au 6 de la rue Beauvau, Hôtel Le Continental, dans la proximité de l’Opéra et de la Canebière. Il est né en 1892, il n’a pas 50 ans. Sa santé est chancelante, sa silhouette s’est épaissie. Parmi ses sorties figure près du Vieux Port un espace qu’il a fréquenté lors de ses passages en 1926 et 1928, le quatrième étage du local des Cahiers du Sud. Dans une lettre adressée à l’un de ses traducteurs, Pierre Missac, le 28 juillet 1945, Jean Ballard raconte que Benjamin est venu le voir « deux ou trois fois ; et comme il souffrait du coeur, il s’imposait une ascension ralentie de dix minutes dans mes escaliers ».
Les terrasses des cafés lui permettent de rejoindre deux de ses vieux amis, le couple d’Elisabeth et Siegfried Kracauer (1899-1966) ainsi qu’un proche voisin parisien, locataire comme lui d’un studio 10 rue Dombasle, Arthur Koestler (1905-1983). Plus tard, Koestler racontera qu’à la faveur d’une rencontre sur le cours Belsunce, Benjamin lui offrit une moitié des doses de morphine qu’il gardait constamment à portée de main, en cas de suprême danger. Recueilli par l’historien Robert Mencherini, le témoignage de Stéphane Hessel (1917-2013) venu voir Benjamin rue Beauvau, confirme qu’il est anxieux et abattu, « les sourcils froncés en permanence » : le pacte germano-soviétique l’attriste profondément, l’Europe vit ses plus sombres temps, le nadir de la démocratie.
L’épilogue de ces journées est à présent ancré dans les mémoires. Pour quitter au plus vite le régime de Vichy, Walter Benjamin décide de franchir à pied la frontière franco-espagnole. Son train part en gare Saint Charles le 23 septembre. Le 25 septembre, au terme d’une longue escalade, les policiers espagnols lui refusent le passage, un visa français lui fait défaut. Il rebrousse chemin, ses forces l’abandonnent. Il redoute que la Gestapo l’envoie dans un camp. Walter Benjamin se donne la mort pendant la nuit du 26 au 27 septembre 1940, dans la chambre d’un hôtel de Portbou. Venue sur place quelques mois plus tard, pas encore partie via Lisbonne pour New York qu’elle atteindra en mai 1941, Hannah Arendt écrivit à Gershom Sholem que le cimetière de Portbou « est à coup sûr l’un des endroits les plus fantastiques et les plus beaux que j’ai vus de ma vie ».