Témoignage de mon oncle Alfred ELKOUBI. Matricule : A. 5168

dimanche 11 avril 2021


Témoignage de mon oncle
Alfred ELKOUBI. Matricule : A. 5168 par Rémy El Koubi


Je suis né le 19 juin 1926 à Tlemcen. Mon père et ma mère sont tous deux originaires de Tlemcen. Ils s’y sont mariés au sortir de la première guerre mondiale en 1919. Mon père tenait une épicerie et ma mère avait fondé une filature de tapis et était aussi créatrice de dessins de tapis.


Mes parents sont venus s’installer à Marseille en 1936 avec leurs huit enfants. J’avais 12 ans lors des accords de Munich. Le président du Conseil, Édouard Daladier, proclamait avoir sauvé la paix, et déjà je savais qu’il y aurait la guerre. Je lisais beaucoup et surtout les journaux. Je me tenais au courant de tout. En 1940, avec la guerre, nous savions que nous étions en sursis. Mes parents s’interrogeaient souvent sur la nécessité de quitter la France. Mais il fallait avoir les moyens, ce n’était pas facile. Nous sommes donc restés à Marseille. À l’école, chaque matin, le professeur exigeait que l’on chante : « Maréchal, nous voilà ». Au bout de deux ou trois fois, j’ai refusé de me lever et de chanter. Cela lui a profondément déplu, mais j’ai constaté que la moitié de la classe me suivait, si bien que les uns chantaient avec allégresse et les autres non. Après avoir été sanctionné pour ce comportement « subversif », j’ai décidé de quitter l’école et de chercher du travail, afin de rapporter de l’argent à la maison. J’ai débuté chez un corsetier où je faisais des travaux ménagers. Il m’a renvoyé au bout d’une semaine sans explication. Puis, grâce à des appuis, je suis rentré au Comité d’organisation des cafés, chez un grand torréfacteur du café « Le Brésilien ». Mon travail consistait à dédouaner les wagons qui arrivaient à la gare chargés des produits nécessaires à la fabrication du café ou d’un ersatz de café. J’étais très apprécié pour mon efficacité et aimé de tous. Malgré cela, j’ai été renvoyé suite à une lettre officielle que venait de recevoir mon patron lui interdisant d’employer un juif. J’ai donc cherché et trouvé un nouvel emploi dans une société de transports. En même temps, je militais aux Éclaireurs israélites de France. Je m’occupais des enfants orphelins dont les parents avaient été déportés. Il fallait les loger et leur trouver un placement. Et ma mère a été arrêtée le 6 mai 1943 dans un bureau de l’UGIF (rue Plumier). Elle a été conduite à Drancy où elle est restée de mai à juillet puis déportée à Auschwitz dans le convoi n° 58 du 31 juillet 1943 d’où elle ne reviendra plus. Mon père qui se disait un soldat de Pétain, qui avait été parmi les premiers à aller au commissariat pour faire tamponner sa carte d’identité de la mention « Juif », m’a fait écrire tous les jours, durant une semaine des lettres au Maréchal pour qu’il sauve ma mère. « Monsieur le Maréchal, n’oubliez pas que j’ai été votre soldat à Verdun, soyez gentil, libérez la mère de mes enfants ». Mais rien ne s’est passé. Il lui a donc fallu prendre des dispositions pour protéger ses enfants. Deux de mes sœurs, Édith, 21 ans, Reine, 6 ans, et mon frère Charles, 11 ans, ont été placés à Lourdes dans des familles catholiques. Deux autres, Angèle, 19 ans et Éliane, 10 ans ont été cachées chez des amis, en Ardèche, jusqu’à la Libération. Mon chef scout qui craignait pour ma sécurité m’a envoyé dans une ferme près du Mont Ventoux à Saint-Didier. Là, j’ai eu la chance de trouver en la personne de Norbert Morizot un homme exceptionnel que je considérais comme un parent tellement il était bon. Il ne m’a jamais demandé si j’étais juif et insistait toujours pour que je mange davantage pour retrouver un poids normal et oublier la sous-alimentation que nous connaissions à Marseille. Mais j’étais inquiet pour mon père et ma petite sœur restés dans la cité phocéenne et qui se cachaient chaque nuit par peur des rafles et dont les moyens financiers s’épuisaient. J’ai donc décidé de les rejoindre et j’ai repris du service dans la société de transport où j’avais déjà travaillé, 24 rue de la République, et où j’étais apprécié. Et là, un jour, de retour d’un chantier, la secrétaire m’a fait de grands signes par la fenêtre. Elle voulait me faire comprendre que je devais partir immédiatement, en vain. Il y avait un milicien dans le bureau. Dès que j’ai ouvert la porte, il se précipita sur moi et pointa son revolver sur ma tempe et me dit : « si tu bouges, tu es un homme mort ». J’avais été dénoncé. Il m’a emmené chez mon père et ma sœur Marie. Il y avait déjà deux miliciens. Nous avons été conduits tous les trois au siège de la Gestapo, rue Paradis. Les trois miliciens ont reçu chacun une importante somme d’argent en échange de notre arrestation. Nous avons été placés dans des cellules de la Gestapo, puis transférés aux Baumettes pendant huit jours. J’étais avec mon père, c’était l’horreur ! Les toilettes pour nous deux, l’étroitesse de la cellule, nous ne pouvions pas nous parler. Nous commencions déjà à souffrir. Puis ce fut le transport à Drancy. On m’avait mis les menottes malgré mon jeune âge, j’avais 16 ans et j’ai donc pris le train ainsi. Au cours du voyage, j’ai remarqué que je pouvais enlever une planche du wagon et me sauver. J’ai pu enlever les menottes avec une épingle à cheveux que j’ai trouvée. Le SS qui a compris a braqué mon père : « toi, si tu t’en sors, je tue ton père ». Évidemment j’ai remis la planche et je suis resté. À Paris, tout le train a débarqué gare de Lyon, nous étions environ un millier de garçons, de vieillards, de malades, de femmes et d’enfants déportés qui descendions de ce train devant l’indifférence des gens qui passaient sans même nous regarder. Nous sommes montés dans des autobus de la RATP appelée à l’époque la TCRP et, sous la garde des gendarmes français, nous sommes arrivés à Drancy, gardé aussi par des gendarmes français à cette époque encore.


Les Allemands ont pris possession du camp plus tard. Nous n’y sommes restés que dix jours. Nous allions partir dans l’est de l’Allemagne où nous travaillerions la terre et retrouverions nos parents, en l’occurrence ma mère pour moi. Nous avons été regroupés gare de Bobigny et là, les SS nous ont fait monter de force dans les wagons à coup de crosse. Nous voilà à 100, 120 personnes par wagons, nantis de deux seaux remplis d’eau et d’un seau vide pour faire nos besoins. Mais nous n’avions pas compris cela tout de suite. J’étais à côté d’une mère dont l’enfant n’a pas cessé de crier pendant trois jours et trois nuits. C’était déjà le début de l’enfer. Trois jours et trois nuits de hurlements avec un père à côté de moi bien fatigué et ma jeune sœur Marie qui se demandait où elle allait arriver. Nous sommes arrivés ainsi à Auschwitz le 23 mai 1944 par le convoi n° 74. C’était l’inconnu. Nous voilà sur la rampe où les trains arrivaient les uns derrière les autres de France, de Hollande, de Tchécoslovaquie, de Belgique, de Hongrie, sans arrêt, sans arrêt ! On nous a d’abord fait descendre des wagons à coup de crosse en nous demandant de laisser nos valises. Puis rangés cinq par cinq sur la plateforme, nous défilions devant un homme habillé d’une blouse blanche (le docteur Mengelé) qui, d’un coup de badine, nous orientait à droite ou à gauche. J’ai eu le bonheur d’être orienté vers la droite, mais mon père a été repoussé vers la gauche. Quant à ma jeune sœur, je l’ai perdue de vue à ce moment-là et ne la retrouverai qu’à la Libération, sauvée. Tout cela se faisait dans les hurlements et l’assaut des chiens qui nous mordaient les mollets. Il fallait aller vite, très vite. Il ne fallait pas qu’on réalise, mais en très peu de temps nous avons compris que nous étions vraiment en enfer. Aucun mot ne peut exprimer à quel point nous étions bouleversés, inquiets, maltraités. Tout de suite après, on nous a déshabillés et, une fois nus, on nous a distribué une veste, un pantalon, une chemise et des chaussures. Puis nous sommes passés en file indienne devant un garçon qui nous a tatoué un numéro sur le bras. Le mien était A. 5168. Il fallait le connaître en allemand pour pouvoir répondre à toute injonction des SS. J’ai commencé à l’apprendre par cœur dès ce moment et à apprendre l’allemand. Ensuite nous avons été dirigés vers des blocs. J’ai eu la chance de me retrouver avec deux amis que j’avais connus à Drancy. Nous avons vécu la souffrance tous les jours. Nous ne mangions pas à notre faim, nous avions une soupe à midi et suivant la place que l’on avait dans la file d’attente, nous avions de l’eau ou de la viande. Les anciens, les droits communs qui avaient un triangle rouge ou ceux qui avaient un triangle vert s’arrangeaient pour être à la fin de la file pour avoir les morceaux de viande. Nous, nous avons toujours eu de l’eau. Le soir, on nous donnait un morceau de margarine qui n’en était pas, mais plutôt un produit de remplacement, une tranche de saucisson et un quart de boule de pain. Beaucoup de déportés en gardaient la moitié pour la manger le lendemain. Il arrivait souvent aussi que l’on se fasse voler sa ration.


À Auschwitz, j’ai été envoyé dans différents commandos de travail, tous plus pénibles les uns que les autres. Dans le premier commando où j’ai été envoyé, notre travail consistait à remplir de pavés des wagonnets et à les tirer sur une pente très raide. Gare à celui qui n’avait pas assez de force pour retenir le wagonnet trop lourdement chargé, car celui-ci revenait sur le déporté et l’écrasait sous les rires de nos kapos. J’ai vu ainsi mourir beaucoup de mes amis. Ensuite pendant une quinzaine de jours, j’ai fabriqué des canalisations pour une société de construction, la « Huta ». Le commando qui restera le plus gravé dans ma mémoire est celui « du ciment » pour la firme IG. Farben. Lorsque mes camarades ont appris que j’étais désigné pour celui-ci, ils tremblaient en me disant qu’ils ne me reverront plus. Il fallait charger sur notre dos deux sacs de ciment de 50 kg chacun et courir du wagonnet jusqu’à un point précis en marchant sur un sol plus ou moins plat. Nous étions sous-alimentés, malades et épuisés. Mais j’ai réussi à tenir, l’envie de survivre a été la plus forte. Si un sac tombait par terre ou se déchirait, c’était la mort, un coup de grâce sur la tempe et le déporté tombait. Je connais seulement deux survivants de ce commando et moi-même.
 


Mais comment tenir à Auschwitz malgré les coups, les pendaisons, la dureté des conditions de travail et de vie et les appels qui n’en finissaient pas à chaque retour des commandos ? Cela durait des heures et nous devions rester debout et même parfois à genou. C’était la même chose lors des punitions collectives. Si un déporté avait fait une quelconque action qui déplaisait, n’avait pas été correct avec le kapo, c’était rapporté au chef du camp et nous étions tous condamnés à rester debout jusqu’au soir ou à genou dans le plus grand froid ou la plus grande chaleur.


En rentrant un soir, nous avons été réunis pour l’appel dans la grande cour, une potence a été transportée au milieu et on a pendu quatre ou cinq garçons avec une pancarte chacun sur laquelle était inscrit : « Voilà ce qui m’arrive quand je ne suis pas d’accord avec le national socialisme ». Il a fallu rester toute la nuit, le regard braqué sur les pendus. Je n’oublierai jamais ce moment-là, ni celui des sélections qui étaient monnaie courante. Elles surprenaient tout le monde à n’importe quel moment. Le docteur Mengelé choisissait ceux qui allaient mourir et ceux qui allaient vivre. Ainsi, une fois, à 3 heures du matin, on entendit le coup de sifflet fatidique. Le kapo nous fit tous sortir nus dans le froid devant le block. Un aréopage d’officiers SS est arrivé avec Mengelé en blouse blanche. C’était au petit bonheur la chance. C’est tombé sur un ami à côté de moi qui fermait les yeux, parce que dans la journée, il avait répandu un mauvais engrais qui, avec le vent, revenait sur le visage et abîmait les yeux. Mengelé l’a vu, l’a touché de sa badine et il a dû avancer d’un mètre. Son numéro tatoué a été noté. Un quart d’heure ou une heure plus tard il n’était plus de ce monde.


C’était toujours l’angoisse mais nous avions fini par sombrer dans une forme d’accoutumance. On s’habituait à la misère, aux coups de bâton, à la faim. On aurait dû avoir la haine, on ne l’avait même pas. On aurait dû pleurer, mais on ne pleurait jamais à Auschwitz. Certains, comme moi, s’étaient faits à l’idée de la mort et, inconsciemment, la provoquaient en frisant le danger. Des hommes étaient envoyés à la mort, d’autres préféraient se précipiter sur des barbelés électrifiés pour mettre fin à leurs jours. Mais nous, les rescapés du jour, nous n’avions qu’une hâte, retrouver nos couches et nos vêtements dans la baraque et dormir enfin !


Cette vie terrifiante n’empêchait pourtant pas parfois de maintenir une certaine forme de religiosité chez quelques juifs très pieux. Dans certains baraquements, des déportés priaient très discrètement bien sûr, connaissaient les dates des fêtes juives et parvenaient malgré tout à garder une certaine flamme religieuse. Il y avait, dans mon block, un très jeune juif hongrois qui ne mangeait pratiquement rien pour respecter un minimum de cacherout. Il avait échangé son pain contre une ficelle et, tous les matins, il s’en servait comme phylactères pour prier. Un tel acte, avec de vrais phylactères, aurait entraîné la mort immédiatement, mais ce jeune homme avait trouvé un subterfuge, il s’appelait Élie Wiesel.


À la fin de l’année 1944, nous entendions les canons tonner au loin, les Russes se rapprochaient et nous ne comprenions pas pourquoi ils ne libéraient pas Auschwitz. Leur avancée poussa les Allemands à évacuer le camp. Le 18 janvier 1945 commença alors la « marche de la mort ». Pendant sept jours et sept nuits nous avons marché par-30° en Haute-Silésie, en Pologne. Nous étions plus de 70 000 à quitter le camp et seuls deux ou trois mille ont survécu à cette marche folle. Ceux qui tombaient d’épuisement ou ralentissaient le pas, étaient abattus, il fallait marcher en rang par cinq. À chaque mètre, deux soldats, l’un à droite, l’autre à gauche, encadraient le convoi. Nous marchions sans savoir où nous allions. Tout au long du parcours, au fur et à mesure de l’avancée des Russes, nous croisions des dizaines de camps, pleins à craquer où l’on ne pouvait faire halte pour la nuit faute de place. Au bout de ce calvaire, nous avons aperçu des trains constitués de wagons à plateforme. C’était pour nous. On nous a fait monter à coup de crosse en vue de nous conduire en Allemagne. Nous n’avions rien à manger, ni à boire. Nous avions seulement reçu une boule pain au départ du camp, un morceau de margarine et un bout de saucisson, et plus rien depuis. Il faisait toujours-30°. Nos vêtements et nos chaussures étaient en lambeaux. Dans cet état pitoyable, nous nous sommes retrouvés serrés les uns contre les autres dans ces wagons. Le train a sillonné l’Allemagne en vue de trouver un camp pour nous héberger mais ils étaient tous pleins, alors le train a fait des détours par la Tchécoslovaquie et l’Autriche. Dans ce train, nous avons à nouveau vécu l’enfer, nous commencions à devenir fous, les pires rumeurs amplifiaient notre angoisse. Le bruit courait que les Russes étaient en bout de convoi et commençaient à manger des cadavres et même à tuer des déportés pour manger leur foie. Le bruit arrivait jusqu’à nous ainsi : « Attention, il y a des cannibales dans ce train ». Alors que nous étions dans ce wagon depuis trois jours, un camarade marseillais, brillant avocat avant la guerre, brûlant de fièvre me dit : « Alfred, j’ai résolu le problème, je me suis tricoté un bonnet pour me mettre la tête au chaud, fais comme moi ! ». De la part de cet homme exceptionnel de tels propos renforçaient en nous l’idée que nous allions tous, comme lui, devenir fous ou mourir. Alors, avec deux camarades, nous avons décidé de nous échapper. Mais comment faire pour ne pas être abattus ? Le seul moyen était de faire partie des cadavres que les SS faisaient jeter hors du train, tout nus, tous les matins entre 6 et 7 heures. Pour éviter les tirs des SS placés dans le wagon de tête et le wagon de queue, j’ai eu la mauvaise idée de proposer de sauter au moment où le train entrerait dans une courbe. Des camarades nous ont donc jetés du train et nous sommes tombés dans la neige, c’était le 26 janvier 1945. Mais les SS ont tiré, un camarade est mort sur le coup, j’ignore ce qu’est devenu l’autre. Et moi, j’étais sain et sauf, mais tout nu sur le ballast. J’ai découvert que la ville la plus proche s’appelait Freistadt (Autriche) mais je ne savais pas quoi faire. Alors un garde-voie s’avança vers moi en traîneau, me couvrit d’une pèlerine et me fit monter sans rien me dire. Il m’a conduit près d’une petite maison qui se trouvait en bordure de la voie. Il m’a fait rentrer dans cette maison où il faisait chaud et s’est précipité sur le téléphone pour prévenir les policiers de sa trouvaille, sa femme était assise dans la pièce avec un bébé dans les bras. Elle s’est jetée aux genoux de son mari pour le supplier de me laisser la vie sauve et me cacher. Le garde-voie refusa par peur de représailles sur leur famille, il a seulement accepté que la jeune femme m’humecte les lèvres avec de la mie de pain trempée dans du lait qui chauffait sur le poêle pour le bébé. Elle m’a sauvé la vie. Si elle m’avait fait boire du lait, je crois que je serais mort, tellement j’étais affaibli. Elle l’avait compris. Et j’ai perdu connaissance. J’ai toujours gardé en mémoire le souvenir de cette femme implorant son mari, lui arrachant le téléphone des mains, le souvenir de son visage rempli de tendresse, de ses gestes pleins de délicatesse. Aussi, 46 ans après ces événements, en 1990, je suis retourné sur les traces de mon passé avec ma femme et le Grand Rabbin Sirat, j’ai retrouvé Thérésia Schöngruber à Freistadt en Haute-Autriche. Elle m’a immédiatement reconnu à mes yeux et m’a accueilli avec des larmes, mais j’ai pu voir accroché au mur de la chambre, le portrait de son mari datant de l’époque où il m’avait dénoncé. Cette femme m’a tenu la main pendant des heures ainsi que celle du Grand Rabbin de France. Elle était dans un état second. Je l’ai quittée à regret. En rentrant à Paris, une lettre me disait qu’elle était morte le surlendemain de notre visite.


Les policiers autrichiens appelés par le garde-voie m’ont conduit à la prison de Freistadt et je suis passé en jugement le 27 janvier 1945. Comment juger un évadé des camps de la mort ? C’était la première fois qu’on jugeait un évadé juif ! Je me suis retrouvé devant un tribunal installé dans la mairie avec des personnalités officielles qui statuaient sur mon cas et qui ont décidé que je devais être pendu (sort réservé aux évadés), mais je serai remis aux SS qui assumeront la sentence (j’ai retrouvé les archives du procès en 1990). Les SS m’ont amené au camp de Mathausen le même jour. La première chose que j’ai vue en entrant au camp est la potence. J’ai cru qu’elle avait été dressée pour moi. Le commandant du camp m’a fait transférer à Gusen 1 le camp disciplinaire de Mauthausen, puis à Gusen 2 où j’ai travaillé dans des hangars souterrains secrets où se construisaient les fusées V 1 et V 2. Je pensais avoir vécu l’enfer et là, j’ai réalisé qu’il y avait encore pire. Nous partions au travail à 3 ou 4 heures du matin, un wagon nous amenait dans des tunnels. Je n’ai jamais vu le jour à Gusen 1 et à Gusen 2. On commençait le matin dans la nuit et finissait le soir à la nuit. Il fallait creuser des tunnels sans arrêt. Un jeune gardien polonais de mon âge s’acharnait sur moi à coup de bâton, sans arrêt. À chaque coup, je croyais que j’allais mourir. Mais j’ai tenu jusqu’au moment où ce ne fut plus possible. Un matin j’ai décidé de ne pas répondre à l’appel et je suis resté dans mon lit, c’était une forme de suicide puisqu’un tel manquement était puni de mort, mais rien ne s’est passé. J’étais en haut d’un lit à trois étages, je me laissais mourir à côté de cinq ou six cadavres qui étaient près de moi, je voulais mourir, en finir. Au bout de deux ou trois jours, on ne nous donnait plus à manger et les SS n’avaient rien non plus, alors mes camarades sont venus me chercher, c’était le 6 mai. Incapable de bouger, ils m’ont porté à l’entrée du camp et j’ai vu les chars américains arriver et libérer le camp. J’étais dans un tel état que je risquais d’être balayé par les bulldozers qui poussaient les tas de cadavres dans les fosses, jusqu’au moment où un colonel américain m’a vu bouger un doigt, m’a fait sortit du lot et m’a dit en anglais : « Toi je te sauverai ! ». Pourquoi moi ? Ainsi va la chance. Il m’a fait transporter à Linz dans un hôpital militaire, sous la tente. J’ai perdu connaissance pendant plus d’une semaine, veillé par des médecins. À peine remis sur mes jambes, j’ai voulu savoir ce qu’étaient devenus tous les miens et refusais de continuer les soins. De guerre lasse, l’officier a décidé de me renvoyer en France dans un avion militaire, un B 29 qui allait à Lunéville.


Le maire de la ville pour fêter le retour d’un déporté a organisé un bal en mon honneur et je suis arrivé allongé dans une civière ! Toute la population était là pour me manifester de la sympathie. J’ai harcelé le maire jusqu’à ce qu’il accepte de me mettre dans un train sanitaire pour aller à Paris. J’ai été conduit à l’hôtel Lutétia et, vu mon état, à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Je pesais 31 kg. Je me suis sauvé en pyjama pour rejoindre mes parents, mais épuisé, je me suis assis sur un banc devant l’hôpital et je me suis effondré. Un homme s’est approché de moi et a vu mon crâne rasé et le numéro tatoué sur mon bras.


C’était Monsieur Beau, dirigeant de la firme de biscuits Fosse. Il me conduisit chez lui, dans sa villa de Gentilly et fit venir un médecin américain, mais mon état exigeait un rapide retour à l’hôpital d’où je me suis sauvé à nouveau et je suis parti à Marseille. Là j’ai appris que mes parents étaient morts à Auschwitz. J’ai retrouvé ma jeune sœur Marie rescapée d’Auschwitz et de Bergen-Belsen et mes autres frères et sœurs. En descendant du train, gare Saint-Charles, en ce mois de juillet 1945, j’ai été accueilli par mes anciens patrons de la société de transport et non par la communauté juive ou autres responsables officiels. Ils m’avaient gardé ma place dans l’entreprise et avaient décidé de fêter mon retour. Ils m’ont proposé d’aller au cinéma. C’était merveilleux de retrouver la liberté. Mais, arrivés dans la salle du cinéma, on me fait monter sur l’estrade, la salle s’allume et je vois qu’elle est bondée, 500 personnes me souhaitaient la bienvenue et m’applaudissaient. Le président des syndicats des transporteurs me congratula et fit un discours. Je ne savais plus où j’étais. Qu’était devenu le matricule A. 5168 ? Subitement je redevenais quelqu’un d’important, je retrouvais ma place chez les hommes et dans la société. Le président me remit une belle et lourde coupe argentée en souvenir de cette manifestation sur laquelle on lit : « Les amis de Freddy Elkoubi ». Peu après, en soulevant le couvercle, j’y ai trouvé une liasse de billets de banque. Je les ai offerts à ma sœur aînée qui pendant la débâcle avait gardé la maisonnée.


J’ai épousé en 1948 une jeune fille, amie de déportation de ma sœur Marie, Esther Algrenati. Elle est née à Marseille en 1925 dans une famille de juifs turcs récemment arrivée de Smyrne. Pendant la guerre, elle a travaillé à l’OSE et a aidé les enfants juifs à échapper aux rafles en participant à leur évacuation. Déportée le 10 mai 1944, elle a assisté à la sélection de sa mère dès son arrivée à Auschwitz. Rescapée des camps d’Auschwitz, de Bergen-Belsen, de Magdebourg et d’autres, et de retour à Marseille, elle a participé avec l’Office palestinien (appelée ensuite l’Agence juive) aux embarquements « clandestins » des juifs vers la Palestine.


Un jour où ma sœur Marie souffrait plus que d’habitude de sa déportation à Auschwitz elle dit à son amie Esther : « Si nous sortons de cet enfer, je te présenterai mon frère et tu l’épouseras, c’est un garçon bien, vous serez très heureux ». Je ne sais pas comment cela s’est passé, mais un jour du Yom Kippour, Marie m’a présenté son amie et lui a dit que j’étais le frère dont elle lui avait parlé et nous nous sommes mariés. Elle m’a donné deux fils et j’ai neuf petits-enfants. Malheureusement, elle est décédée le 20 mai 2002.