Hommage à Henri Cremieux par Jacques Bonnadier

samedi 13 février 2021


Pour évoquer le souvenir d’Henri Crémieux (1896-1980), grand acteur de théâtre, de cinéma, de télévision – bien qu’il n’y jouât jamais les vedettes. Un artiste unanimement estimé de ses partenaires et de ses spectateurs. Un homme charmant et de bonne compagnie. Un monsieur. Né à La Vieille-Chapelle, il s’était retiré à Cassis en février 1977, après plus de soixante années de carrière, pour y peindre face à la mer et au cap Canaille. Il y mourut subitement en scène le 10 mai 1980 dans l’après-midi, en lisant une lettre de Mistral.
 On lui avait demandé simplement de venir donner lecture d’une conférence du professeur Georges Dumont sur « Cassis et le Félibrige », à l’occasion des célébrations du 150e anniversaire de la naissance de Frédéric Mistral. Henri Crémieux appréhendait ce moment. Il me l’avait confié la veille au soir au téléphone. Il considérait comme une épreuve le seul fait d’avoir à lire un texte en public. J’ai 84 ans, je ne fais plus de théâtre ; je n’ai plus de mémoire…me dit-il. Il avait un trac fou !
 Le lendemain, dans l’estrambord des fêtes mistraliennes, il voulut s’acquitter honorablement de sa tâche. Au milieu de sa causerie, vint l’instant où il se mit à lire une lettre de Mistral dans laquelle celui-ci racontait que les Maillanais l’ayant cru mort, l’avaient accueilli triomphalement au village alors qu’il revenait tout bonnement d’un voyage à Cassis. Et c’est à ce moment-là que, pris d’un malaise soudain, le comédien-lecteur s’effondra à la tribune, sans que les médecins présents dans la salle ni ceux de l’hôpital d’Aubagne, où les pompiers le transportèrent aussitôt, ne pussent le sauver.
De cette fin brutale, dont il fut le témoin, Constant Vautravers s’émut dans « Le Provençal » du lendemain : La funèbre coïncidence de cette mort avec le récit d’une fausse mort qu’il interprétait, ont profondément bouleversé les assistants qui ont observé spontanément une minute de silence. Et Jean Boissieu d’ajouter : Sa modestie ne lui eût jamais sans doute permis de rêver une telle fin, si semblable à celle de Molière…Consciencieux ouvrier de l’illusion dramatique, il était de ceux qui méritent un tel honneur.
Plus de quarante années ont passé depuis cet événement à tous égards dramatique. Mais aucun de mes souvenirs liés au cher Henri Crémieux ne s’est effacé de ma mémoire ; en particulier ceux de nos rencontres d’abord professionnelles à l’occasion d’une interview, puis de plus en plus amicales, avec nos conversations téléphoniques impromptues, de temps en temps vers les neuf heures du soir. Et c’était autant d’occasions pour moi de lui faire raconter son enfance marseillaise ; le temps où sa grand-mère l’emmenait au théâtre Chave voir La Pastorale ou à La Plaine – Il y avait des cirques ; j’y ai vu Buffalo Bill lui-même ! ; ses études au lycée Thiers où il eut des condisciples célèbres ; ses escapades théâtrales pour aller jouer quantité de petites choses dans les salons de Marseille et de la région. Et puis la montée à Paris, encouragé par son cousin Henri Monteux, le frère du chef d’orchestre Pierre Monteux, pour y être auditeur au Conservatoire, avant d’être reçu au théâtre national de l’Odéon – et d’y rencontrer de « grands camarades » : Duvivier, Sarment, Kessel… – tout en suivant des cours de Droit à la Faculté et en travaillant la peinture à « la Grande Chaumière ».
 Je m’enchantais de l’entendre évoquer ses créations au théâtre : Lucienne et le boucher, La Tête des autres, Les sorcières de Salem, La Bonne Soupe, La Locomotive…, j’en passe ; au cinéma où il tourna avec Ophuls, Cocteau, Cayatte, Démy, de Broca, Tachela, Kassovitz… ; et à la télévision où on le vit beaucoup dans les séries En votre âme et conscience, Les Cinq dernières minutes, Un Mystère par jour… et dans bien d’autres dramatiques. Autant d’événements associés pour lui à des rencontres inoubliables : avec Marcel Aymé, avec Jean Cocteau qui m’ont fait croire en moi-même ; avec Gaston Baty, dont il fut le second puis l’assistant comme metteur en scène et décorateur. Autant de bonheurs non feints d’avoir joué avec Fernand Ledoux, Valentine Teisser, Marguerite Jamois, Elvire Popesco…, avec les Montand, Signoret, Serrault, Courcel, Mondy, Hossein, Lanoux, Préboist, Perrin (Francis) et autres débutants devenus célèbres. Merveilleuses rencontres, me répétait-il, à propos d’un métier qu’il qualifiait d’admirable, un métier où, contrairement à ce que l’on pense, il y a une très grande fraternité.
Oui, Henri Crémieux croyait aux rencontres et à l’amitié ; et pas seulement à celles nées sur les planches et les plateaux. Il gardait, en particulier une grande reconnaissance à ses amis Sicard d’Aubagne, chez qui, en 1944, il fut décorateur et peintre, lors de moments périlleux de sa vie. Moi, je pense que tout se passe sur la terre ; et que ce qui compte sur la terre, c’est l’amour ! Heureux d’évoquer ce passé heureux, il était tout aussi ouvert à toutes les recherches offertes par le présent, vierge, comme il disait. Quelque temps avant son installation à Cassis, il avait suivi comme auditeur les cours d’Andréas Voutsinas, le plus moderne des professeurs. Et il ne cessait de même de s’interroger sur sa peinture, oscillant entre figuratif stylisé et presque cubisme sans autre souci que celui de sa liberté.
Ayant de tout temps écrit lui-même, il laissa heureusement le matériau d’un livre qu’il ne comptait pas publier mais que son épouse Germaine prit l’initiative de faire paraître en 1982 sous le titre rimbaldien de Je est un autre, qui résume à la fois le paradoxe du comédien et le débat intérieur de l’homme*. Celle-ci, à qui m’unissait la même affection qu’avec Henri, eut la bonté de m’associer à la réalisation de l’ouvrage, comme elle le fit par la suite aux divers hommages que Cassis rendit à son mari, en compagnie d’artistes de ses amis : notamment le 13 décembre 1980, l’inauguration par André Roussin de « l’allée Henri-Crémieux », le vernissage d’une exposition de ses toiles, la projection de son dernier film : Au bout du bout du banc de Peter Kassovitz ; ainsi que les 7 et 8 septembre 1996 au Centre culturel et à la Camargo Foundation, pour marquer, par deux journées de théâtre, de cinéma, de poèmes, de danse, de musique, le centième anniversaire de sa naissance.
 Il me faudrait plusieurs lettres comme celle-ci pour vous raconter les innombrables anecdotes qu’Henri Crémieux récolta au cours de sa longue carrière. En voici une, histoire vécue ! pour achever par un rire l’évocation de cet homme bon et joyeux. C’était à l’Odéon. On donnait « Marie Tudor ». Véra Sergine, qui jouait le rôle principal, tombe dans l’escalier pendant l’entracte. Elle se casse le pied. Véra Sergine était mince comme un fil. Dans la salle, il y avait une comédienne qui connaissait le rôle. Une comédienne énorme ! Elle se précipite, affirme qu’elle peut remplacer Sergine. Affaire conclue. On essaie de la faire entrer dans le costume que vient de quitter la titulaire du rôle. On n’y arrive pas ; il faut tricher avec des cordons noués par derrière. Bref ! elle descend en scène et après une annonce au public, on reprend la représentation de « Marie Tudor ». Mais on n’avait pas pensé aux astuces du père Hugo. Les premiers mots de la scène étaient en effet : « Vous me trouvez changée, n’est-ce pas ? Je ne me reconnais plus moi-même ! » Il a fallu baisser le rideau devant les acclamations ! »


*« Je est un autre ; itinéraire d’un histrion  ». Préface de Francis Perrin.


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