La « nuit de cristal » : le pogrom de novembre

vendredi 20 novembre 2020


Le 9 novembre 1938, décédait le secrétaire de l’ambassade d’Allemagne à Paris, Ernst Vom Rath, à la suite des blessures que lui avait infligées un jeune juif d’origine polonaise, Herschel Grinszpan. L’événement était aussitôt utilisé par le ministre de l’éducation du peuple et de la propagande, Joseph Goebbels qui déclencha sur tout le territoire du Reich, une vague de pogroms restés dans l’histoire sous le nom de « nuit de cristal ».
À la faveur d’une visio conférence organisée le 9 novembre 2020, Tal Bruttmann est revenu sur l’histoire de cet événement. Cet historien s’est d’abord fait connaître par ses recherches sur la France de Vichy en travaillant sur la collaboration à Grenoble et dans le département de l’Isère. Par la suite, ses recherches l’ont orienté vers l’histoire de l’extermination des Juifs, dont il est devenu l’un des meilleurs connaisseurs. Membre de la Fondation pour la mémoire de la Shoah, il est l’auteur d’un ouvrage sur l’histoire et la mémoire d’Auschwitz qui fait autorité sur la question et travaille régulièrement avec le mémorial de la Shoah.


Quelle est la nature réelle de cet évènement que l’on continue d’appeler en France « la nuit de cristal » ? Quelles réalités recouvre cette expression et comment les connaît-on ? Enfin, pourquoi l’Allemagne nazie a-t-elle été le théâtre de tels événements ? Ce sont quelques-unes des questions auxquelles a répondu Tal Bruttmann en prenant soin d’alerter d’emblée son auditoire sur les pièges de la langue du IIIe Reich.

Du refus d’être piégé par la langue
Toute tentative pour comprendre l’histoire de l’Allemagne nazie impose de prendre des précautions, tout particulièrement dans le domaine de la langue. On savait que l’emploi de l’expression « solution finale » était pour la « langue nazie » une manière de cacher la réalité de l’extermination ; la conférence de Tal Bruttmann a permis de découvrir d’autres motifs de prudence étymologique.
Ainsi de l’assassinat d’Ernst Vom Rath : déclencheur ou prétexte ? Toute la propagande nazie a d’emblée instrumentalisé la mort du diplomate et fait de celle-ci le déclencheur d’une réaction des foules allemandes en colère qui se seraient spontanément vengées. En réalité, depuis 1933, les humiliations et les violences à l’encontre des Juifs n’étaient pas nouvelles. Il n’a pas été difficile au parti nazi de mobiliser un peu plus les SA et les SS pour qu’ils se livrent à des pogroms sur tout le territoire du Reich, pendant plusieurs jours. En les présentant comme des réactions populaires incontrôlables, le régime fait de l’assassinat de Vom Rath un déclencheur alors que depuis 1933 l’antisémitisme est devenu une politique d’État avec des persécutions croissantes.
Celles-ci résultent de la volonté « d’aryaniser » la société allemande. « Aryanisation » est typiquement un terme nazi. Il signifie « rendre aryen » ce qui ne l’est pas encore et se traduit uniquement par l’expulsion des Juifs. À partir de 1933, toute une législation faite d’interdictions professionnelles, de limitations à la circulation, d’exclusions de l’espace public force les Juifs allemands à emprunter les voies de l’émigration ; et ceci dans un contexte de plus en plus difficile, car l’une des faces de « l’aryanisation », longtemps négligée par l’historiographie, est la spoliation des biens des Juifs allemands. Les autorités communautaires mondiales avaient bien pris conscience de la gravité de ces phénomènes. Pour preuve, le fascicule diffusé en 1937 par le Congrès juif mondial selon lequel les brimades et les exactions à l’encontre des Juifs pouvaient être assimilées à un « pogrom blanc ».
Les émeutes antijuives avec leur cortège d’incendies, de pillages et de meurtres ont reçu à l’origine l’appellation de « nuit de cristal », par référence aux nombreuses vitres des maisons, des magasins et des synagogues qui furent brisées pendant cette nuit. C’est une expression de la langue des nazis. Force est de constater qu’elle a pour conséquence d’euphémiser des violences autrement plus graves que de simples bris de fenêtres. Il est regrettable que cette expression soit encore souvent utilisée en France — même dans les programmes scolaires ! — sans guillemets. Les Allemands qui commémorent le souvenir de ces violences préfèrent les nommer Reichspogromnacht. Faire référence à des pogroms est donc plus conforme à la réalité historique. C’est ce que Tal Bruttmann a montré à l’aide de nombreuses photographies.
De la nécessité d’une lecture critique des images
Contrairement à d’autres événements, les pogroms de novembre sont largement documentés, notamment grâce à des photographies. Tal Bruttmann en a commenté un petit nombre. Mais loin de s’en servir simplement comme des illustrations — avec le risque de n’en faire que des prétextes ou des justifications à son propos —, il a présenté une étude approfondie de chacune, dévoilant ainsi une des facettes majeures du métier d’historien, l’analyse critique du document ; la compréhension de l’événement a ainsi gagné en finesse.
Beaucoup de prises de vue sont soignées. C’est le cas de celles qui présentent des synagogues en flammes. Elles sont prises à faible altitude et avec des plans larges ou, quand elles sont prises au sol, elles saisissent au premier plan une foule composite d’hommes, de femmes et d’enfants venus profiter du spectacle. Il y a là une intention idéologique qui vise à conférer un caractère populaire, presque festif, à ces incendies. La lecture attentive de ces clichés montre qu’ils ont été réalisés par des professionnels du parti, à des fins de propagande. A contrario, les quelques images prises à l’intérieur d’appartements dévastés ou de bâtiments religieux détruits après le passage des incendiaires livrent une impression de désolation qui laisse supposer que leurs auteurs sont cette fois plus proches des victimes que des bourreaux.
Les photographies des pogroms de novembre dévoilent une autre réalité : les arrestations massives de Juifs que l’on humilie dans des défilés soigneusement organisés pour des foules apparemment conquises. La réalité de cette adhésion est sans doute plus nuancée, comme le montrent de récents travaux d’historiens. Néanmoins, l’histoire retient que pour la première fois, les camps de concentration ouverts pour la plupart dès 1933, ont servi à emprisonner massivement les Juifs arrêtés (environ 30 000) à l’occasion de ces persécutions ; et ils l’ont été simplement parce qu’ils étaient Juifs. Si beaucoup périrent de mauvais traitements infligés dans ces camps, la plupart furent relâchés au bout de trois mois. L’internement dans les camps de concentration avait été utilisé comme un moyen supplémentaire de forcer les Juifs à émigrer.
Du besoin de prendre en compte le contexte européen
La « nuit de cristal » est traditionnellement inscrite dans une histoire des persécutions croissantes des Juifs dans l’Allemagne nazie ; comme un phénomène interne au pays. Si cette présentation ne peut être récusée, elle a toutefois l’inconvénient de laisser dans l’ombre des aspects du contexte international, notamment européen, qui permettent de comprendre les motivations d’Herschel Grinszpan. Celui-ci n’a-t-il pas justifié son acte en évoquant l’expulsion de ses parents, juifs polonais chassés d’Allemagne où ils résidaient depuis 1911, en même temps que des milliers d’autres Juifs polonais ?
En cette année 1938, la politique d’expansion territoriale du régime fait naître un paradoxe. L’annexion de l’Autriche en mars — assimilée par la langue nazie à un rattachement au Reich, l’Anschluss — puis celle des Sudètes en octobre, renforcent l’influence d’Hitler en Allemagne et en Europe et accroissent son prestige auprès de la population. Néanmoins, aux yeux des nazis, l’éclat de ces succès est terni par l’augmentation du nombre de Juifs dans le Reich alors même que par les humiliations et par les lois, le pouvoir a tout fait pour s’en débarrasser. Le total de ceux qui se retrouvent mécaniquement dans le Reich après l’Anschluss est plus important que l’effectif qui a pu quitter le pays depuis 1933. L’annexion de l’Autriche entraîne le déclenchement de violences dont l’ampleur et l’intensité n’ont rien à voir avec ce qui a précédé et se traduisent par l’expulsion de près d’un quart de la communauté juive d’Autriche en quelques semaines. D’ailleurs, c’est à Vienne, que se fait remarquer pour son zèle antisémite un jeune lieutenant-colonel SS chargé de contraindre les Juifs autrichiens à « l’émigration », un certain Adolf Eichmann.
Cependant, c’est une décision de la Pologne qui va décider Herschel Grynszpan à protester par un geste désespéré contre la politique menée par l’Allemagne à l’encontre des Juifs polonais immigrés, parmi lesquels se trouvent ses parents. Au cœur de l’été 1938, le gouvernement polonais envisageait de priver de leur nationalité tous les Juifs qui avaient quitté la Pologne afin de rendre impossible leur retour au pays natal. Pour parer au risque de ne pouvoir se débarrasser de ces immigrés, le régime nazi décida en urgence d’expulser manu militari vers la Pologne, les familles juives polonaises. Accomplie sans ménagement, l’opération faisait de ces Juifs des apatrides et les réduisait à des conditions d’existence particulièrement difficiles dans des territoires frontaliers nullement préparés à les accueillir. L’Allemagne marquait à nouveau et de manière brutale sa volonté de rendre tout le territoire du Reich « judenfrei ».
Le pogrom de novembre est largement commenté en Europe, notamment dans la presse qui ne cache rien des débordements haineux orchestrés par les SA et les SS pendant plusieurs jours. Débordements qui ont entraîné des destructions et des dégâts dont le préjudice est d’abord supporté par la communauté juive auquel le régime impose le versement d’une amende d’un milliard de Reichsmarks. Cependant, ces excès compromettent l’image que les nazis veulent imposer d’eux-mêmes au reste du monde, celle de dirigeants responsables. Au lendemain du pogrom, « l’aryanisation » avec son cortège d’expulsions et de spoliations se poursuit, mais avec le souci de la conduire avec ordre et efficacité.



Gérald Attali IPR


La visioconférence est accessible à l’adresse : https://youtu.be/wWIH3gJncdM